L’offre des stages de Shiatsu se multiplie au fur et à mesure que le nombre de professeurs augmente et que les courants de Shiatsu se multiplient. Mais les critiques et les remarques pleuvent aussi très facilement notamment dans les couloirs et les vestiaires, ce qui est bien triste. Ceux qui s’adonnent à ce passe-temps oublient alors l’un des points les plus importants des arts japonais : l’esprit du débutant.
Le Shiatsu comme tous les arts japonais qui ont pris une ampleur internationale, connaît également les mêmes travers que dans les arts martiaux pour ne citer que cet exemple. Guerres de clochers absurdes, comparaisons insipides de styles, étripages désolants entre les fédérations, bref, l’étroitesse habituelle d’esprit de l’être humain qui cherche à tout prix à se distinguer des autres pour prendre le pouvoir.
Mais plus tristement, il est à noter qu’avec la multiplication des stages de Shiatsu on assiste également à la critique des participants. Dans un groupe, il y a et y aura toujours des mécontents, c’est tout à fait normal. Ce qui ne l’est pas c’est de méconnaître à ce point les principes des arts japonais et orientaux en général et de se gâcher ainsi le plaisir à découvrir et à s’ouvrir à de nouvelles choses.
Absence de maturité
Il est intéressant d’avoir les oreilles qui traînent dans les vestiaires ou en dehors des lieux de stages. Il y a ceux qui sont réjouis et ceux qui déjà lancent des remarques plus ou moins acerbes. Ce n’est pas assez ceci, trop cela, dans mon école on fait mieux et comme ci comme ça. Généralement, les adeptes de ce sport verbal sont assez jeunes dans la pratique. Pour certains on peut même compter moins de 10 années de pratique alors qu’ils viennent voir un professeur qui accumule au minimum deux décennies de pratique.
Ces mêmes critiques en herbe sont bien souvent des amateurs, dans le sens où ils ne sont pas des professionnels à plein temps du Shiatsu. On ne peut comparer un praticien qui reçoit 20 à 40 personnes par semaine et fait donc autant de traitements, avec une personne qui a un travail principal autre que le Shiatsu (il n’y a aucun mal à cela, je le dis tout de suite) et rajoute sur le côté 2 à 3 séances par semaine. La différence est énorme à la fin d’un mois, d’une année, sans parler d’une décennie. Je vous laisse faire le calcul, vous verrez c’est édifiant. La différence se trouve non seulement dans le nombre d’heures, mais surtout dans l’expérience accumulée, le courage, l’abnégation et l’autodiscipline personnelle qu’il faut pour maintenir une activité comme la nôtre pendant des dizaines d’années.
Enfin, les critiques proviennent surtout de personnes qui ne sont jamais sorties de leur école. J’encourage constamment mes étudiants diplômés à aller étudier une autre école, puis une autre, et ainsi de suite, si possible dans leur cursus complet. La découverte de nouvelle manière de faire ouvre l’esprit et enrichit sa technique personnelle. Il faut donc ne jamais hésiter à se déplacer et se frotter à la nouveauté, bref sortir de sa zone de confort, au risque de ne plus se nourrir de l’intérieur.
Shoshin, le cœur/esprit du débutant
Mais pour bien se nourrir, il faut être capable de bien recevoir. Les Japonais, largement influencés par le Zen, recommande d’appliquer shoshin à chaque cours, à chaque stage, à chaque pratique. Le débutant ne sait rien encore, n’a pas de point de comparaison et souhaite de tout son cœur apprendre encore et encore comme un assoiffé. C’est ce que nous raconte ce petit conte zen très célèbre.
Un célèbre maître de zen reçoit un jour la visite d’un homme qui déclare vouloir étudier avec lui. Le maître l’invite à boire le thé pendant que le visiteur lui expose son passé, lui décrit son cheminement spirituel, ses découvertes, ses réflexions et nomme les maîtres qu’il a côtoyés.
Le maître écoute patiemment et recommence à lui verser du thé dans sa tasse déjà pleine. Celle-ci se remplit à ras bord et finit par déborder, le thé coulant tout autour. L’élève s’écrit alors « Que faites-vous ?! Ma tasse est déjà pleine ! »
Et le maître lui répond « Comment voulez-vous qu’un enseignement pénètre votre esprit alors qu’il est déjà plein comme cette tasse ?»
Pour paraphraser les maîtres de Zen, il faut d’abord savoir vider le bol (son mental, son ego, ses connaissances/croyances) pour pouvoir se remplir à nouveau. Si cela semble évident pour les nouveaux venus, cela l’est nettement moins pour les anciens. Mais quand je dis « ancien », ce sont souvent des anciens étudiants, mais pas des anciens sur la Voie. Les anciens sur la Voie ont clairement une joie d’enfant à redevenir de simples élèves. D’ailleurs, on ne peut les rater ces anciens lors des stages. Ils ont les yeux qui brillent de plaisir, font des blagues et sont dissipés parfois comme des enfants, mais ils ont aussi une attention absolue quand vient le moment des explications. On ne peut qu’apprécier l’enthousiasme de ces anciens-débutants à découvrir de nouvelles approches. C’est indubitablement la marque des bons praticiens ou professeurs.
Le danger de la certitude
Littéralement, shoshin se compose de deux kanjis : 初心.Le 1er kanji 初 signifie « la première fois, débuter, commencer ». Il est composé lui-même du radical du vêtement 衤et du kanji du couteau ou du sabre 刀. La seconde partie est le kanji du cœur, qui désigne également l’esprit au sens symbolique, car « le Cœur est le siège de l’esprit ». On peut donc traduire l’ensemble comme « le cœur du débutant » ou « l’esprit du débutant ».
Shunryu Suzuki Roshi, grand maître de Zen, écrit à ce propos dans son livre « Esprit zen, esprit neuf » : Dans l’esprit du débutant il y a de nombreuses possibilités, dans l’esprit de l’expert il y en a peu. Qu’est-ce qu’un esprit de débutant ? C’est un esprit ouvert, un esprit vide, un esprit prêt ».
Le risque est donc de se crisper sur ses connaissances, de ne pas lâcher prise. Je reprends ici un extrait sur le même sujet de Leo Tamaki sensei, fondateur du Kishinkaï Aïkido.
« Pour un ancien, retrouver le shoshin est extrêmement difficile, mais encore plus indispensable à sa progression. Les années passant on se familiarise naturellement avec la discipline que l’on étudie. L’environnement du dojo, les techniques, les rituels de la pratique tels que les saluts deviennent une habitude. Et de l’habitude naît des automatismes. Des automatismes qui nous permettent de pratiquer avec plus d’aisance et de facilité.
Mais c’est aussi là que la progression cesse souvent brutalement. Et l’on met parfois des mois, des années à s’en rendre compte. Certains se complaisant à ce stade n’en prendront parfois même jamais conscience. Il y en a parmi les anciens que l’on retrouve dans tout dojo. Habiles et impressionnants au premier abord, ils sont souvent des modèles auxquels on s’identifie. Mais les suivre peut-être dangereux car ils sont bloqués à une étape et que leur compréhension reste limitée. L’ancien qui se remet en question et cherche est un meilleur modèle, même s’il peut être moins flamboyant au premier abord…
L’aisance amène généralement l’orgueil. Et l’habitude nous amène en permanence à lier ce que l’on voit à ce que l’on connaît déjà. C’est la raison pour laquelle les élèves d’un maître sont souvent incapables de le suivre dans son évolution. Bloqués à une étape de sa pratique qu’ils maîtrisent ils ne saisissent pas les changements, le regardant aujourd’hui, mais voyant ce qu’il faisait hier… Certains ne dépasseront jamais le stade de pratique qu’ils ont maîtrisé et continueront indéfiniment à peaufiner des techniques dans un travail intermédiaire sans passer à l’étape suivante. »
Il est donc important d’éviter les pièges du « je sais déjà tout ça » ou bien du « bof, ce n’est pas comme ça que j’ai appris ». Rappelez-vous l’époque où vous étiez un enfant. Vous passiez votre temps à essayer absolument tout et n’importe quoi avec cette joie évidente de la découverte. Une fleur, un papillon, un nouveau goût, une branche sur laquelle grimper, le rire éclatant après une situation burlesque, l’enfant est tout entier à sa fraîcheur, dans la puissance de la vie. Puis, les années passent et le cerveau se crispe sur ce qu’il connaît et aime de moins en moins casser ses idées, ses concepts et se remettre en cause. Tout est classé en termes de bien ou de mal et le jugement claque comme un coup de fouet à la première occasion.
Sortir de sa zone de confort
La pratique du Shiatsu n’est pas un boulot comme les autres. Ce n’est d’ailleurs tout simplement pas un boulot, mais une Voie. Cette Voie sur laquelle on chemine pas à pas, jour après jour, effort après effort, nous apporte quotidiennement de nouvelles choses. C’est d’ailleurs tout l’intérêt de pratiquer le Shiatsu : il n’y a pas deux jours semblables, pas deux traitements identiques. À chaque fois il faut repartir de zéro, remettre l’ouvrage sur le métier et se poser des questions sur ce qui se passe, ressentir les changements, les flux de l’énergie, etc. Comment alors pourrait-on faire deux fois la même chose puisque tout n’est que mouvement ? Cela signifie que dans notre pratique nous nous devons d’être ouverts, souple, adaptable à chaque situation. Pourtant, fort est de constater qu’en dehors du cabinet les crispations mentales sont de retour. Comme le disait l’un de mes professeurs de méditation : « Juger c’est déjà séparer. Séparer c’est croire qu’il y a le bon d’un côté et le mauvais de l’autre. Croire c’est permettre de laisser entrer les émotions négatives ».
Rien n’est alors plus important que de sortir de sa zone de confort ou comme le dit Nicolas Bouvier dans son Usage du monde, « il faut oser frotter sa peau à la surface du monde ». En d’autres termes, cela revient à dire qu’il faut régulièrement se remettre en question, chasser ses peurs, s’ouvrir au monde et accepter d’évoluer, de changer, de s’améliorer.
Sortir de sa zone de confort n’est pas chose aisée. La peur de l’inconnu, la peur de la nouveauté, la peur de devoir remettre en cause tout l’édifice de nos croyances, tout cela est fatigant. Pourtant, en Shiatsu il est absolument nécessaire de pouvoir faire cette démarche. Et la bonne surprise qui nous attend au bout du compte est que jamais nos anciennes méthodes ou connaissances ne sont jetées à la mer, que jamais nous ne devons balancer par-dessus bord tout ce que nous avons déjà compris. Le propre d’une Voie c’est au contraire d’ajouter de nouvelles connaissances et manières de faire qui viennent non pas déloger les anciennes, mais les enrichir d’une lumière nouvelle.
Bonne pratique.
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