Si on ne sait pas grand-chose des balbutiements de la médecine chinoise, on sait toutefois que dans le monde entier les proto-religions et les proto-médecines ont été le fait des chamans. À la fois guérisseurs et intercesseurs avec le monde des esprits, ces hommes et ces femmes sont à l’origine des premières conceptions de la santé. L’étude étymologique des points en langue chinoise permet de retrouver la trace « historique » de leur existence.
Toute l’histoire de la médecine, quel que soit l’endroit sur la planète, débute lorsque des chamans-guérisseurs tentent de soigner les populations de villages qu’ils ont à leur charge et d’expliquer ce qu’est la maladie. Cet aspect de l’histoire humaine a été mis en avant aux quatre coins du globe grâce à l’anthropologie dite culturaliste [i]par des penseurs comme Ruth Benedict ou Margaret Mead, puis via l’anthropologie structuraliste [ii] dont la tête de proue fut l’immense Claude Levy-Strauss. La perception des forces invisibles (monde des esprits) par les chamans débouche naturellement sur la conception suivante : une maladie est le résultat de l’interférence des esprits dans le bon fonctionnement du corps. Ces esprits sont alors qualifiés de mauvais (pour les distinguer des bons esprits) puisqu’ils viennent à perturber la santé. Dans la médecine chinoise des ancêtres (on parle là de la conception « classique » de cette médecine et non la version « traditionnelle » fabriquée par Mao et le régime communiste), la place de ces mauvais esprits appelés Gui (ou Démons) est prépondérante.
Sans entrer dans le détail de cette famille de points, il faut savoir qu’il existe 13 points démons qui ont été listé pour la première fois par le célèbre médecin Sūn Sīmiǎo 孙思邈 (581 – 682), auteur du Qianjin Yaofang (千金要方) (les « Prescriptions essentielles valant mille pièces d’or »), ouvrage qui est toujours à l’étude aujourd’hui en école de médecine chinoise. Il est aussi celui qui écrivit pour la première fois le terme Zhōngyī (中医), non pas dans le sens de « médecine chinoise » comme aujourd’hui mais plutôt de « médecine médiane/du milieu »[iii]. Ces points reflètent donc un lointain passé chamanique à la médecine chinoise.
Première remarque intéressante, Sun Simiao vécut au 7e siècle ap. J.-C. Or les points démons dont il parle sont très anciens puisqu’ils sont l’héritage des pratiques chamaniques. Toutefois, la théorie voulant qu’il fallût chasser ou calmer les démons pour soigner la maladie a perduré jusqu’au 18e siècle dans toute l’Asie. Les taoïstes en Chine et les shintoïstes au Japon sont généralement en charge d’effectuer les rituels permettant de s’occuper des démons. Cela changera petit à petit avec l’influence de la médecine occidentale. Une chose toutefois est certaine : Sun Simiao n’a pas vécu à la période chamanique qui a vu naître les points Démons. Il a donc eu accès à cette connaissance soit via de vieux ouvrages, soit via des chamans qui existaient encore au 7e siècle.
Deuxième remarque : À propos d’ouvrage du Classique de l’empereur jaune (Huangdi Neijing – 黄帝内经) qui a été rédigé entre -500 et +220, son contenu relate un entretien entre l’empereur jaune et son premier ministre Qi Bo (ou T’chi Pai en système EFEO) au moment où les médecins chinois quittent l’utilisation des « poinçons de pierre »[iv] pour les aiguilles de métal (plus exactement des aiguilles en bronze)[v]. On estime donc que l’ouvrage relate d’une période (réelle ou mythologique) qui dateraient d’au moins 4500 ans. Ceci étant dit, certaines estimations chinoises datent l’existence de l’empereur jaune en -2600 avant notre ère. Les fouilles archéologiques permettent de démontrer de plus en plus que les anciens rois mythologiques seraient en fait des personnes ayant réellement existé [vi], mais ceci est un autre débat.
Revenons au Classique de l’Empereur jaune. Dans ce qui reste la référence de la médecine orientale (même si ce n’est plus la première trace écrite sur la médecine [vii]), on comprend qu’il s’agit d’une mutation de la médecine qui passe de l’âge de pierre à l’âge de bronze [viii]. Autrement dit, on passe de la période proto-médicale sous l’égide du chamanisme à l’entrée dans la médecine classique dirigée par un esprit plus scientifique où les causes des maladies sont à trouver dans les agressions climatiques externes (d’abord le Froid, puis bien plus tard le Chaud) et enfin dans les déséquilibres internes (des émotions notamment). Par conséquent, lorsqu’au 7e siècle Sun Simiao fait une liste de 13 points démons, il n’invente rien : il cite des sources plus anciennes comme celles trouvées à Mawangdui. Les 13 points démons sont donc des traces quasi archéologiques de ces temps anciens de la médecine chinoise.
Líng : le chaman guérisseur
Face à la présence des démons qui viennent perturber la santé, vous avez fondamentalement deux choix. Soit, les chasser à grand renfort de cérémonies, d’incantations et de plantes qui soignent (cette médecine s’appelle Zhù yóu 祝由[ix]), soit de les calmer, les disperser ou les harmoniser via le corps. Dans tous les cas le malade devait faire appel à un chaman-guérisseur. La présence du chaman dans les soins a laissé des traces puisqu’on le retrouve dans les noms des points actuels. Il s’agit d’une famille de points possédant le caractère Líng (灵) qui sont au nombre de 5.
Dans l’excellent livre-référence « l’Esprit des points » de Philippe Laurent[x], on trouve une belle explication de l’évolution du caractère Líng.
Dans sa forme la plus ancienne, il s’agit d’abord d’obtenir une pluie avec de grosses gouttes qui remplissent des contenants (bols, jarres ?). Une autre interprétation plus plausible serait trois bouches qui chantent pour faire venir la pluie. On sait que la pluie représente la concrétisation de la relation directe du Ciel avec la Terre où le Ciel fertilise la Terre par le biais de l’eau. La pluie est un aspect important des sociétés agricoles pour lequel on demandait à un chaman de la faire tomber afin de s’assurer de bonnes récoltes. Dans le « Shuōwén Jiězì » (说文解字 ; dictionnaire d’Explication des pictogrammes et des idéophonogrammes [xi]) on trouve deux évolutions parallèles du caractère. La première représente une offrande de jade pour obtenir une pluie abondante tandis que la seconde montre deux personnes qui dansent au sein du caractère « travail » pour obtenir la pluie. On comprend alors que l’on fait appel à celui dont le travail est de danser (ou faire des offrandes de jade) pour faire tomber une pluie abondante. En d’autres termes : le chaman. L’évolution en chinois classique reprend la version des hommes qui dansent. Les gouttes de pluie sont devenues carrées et on peut cette fois-ci clairement les interpréter comme la répétition du caractère de la bouche (口 kǒu), ce qui donne alors « ceux qui chantent et qui dansent pour faire tomber la pluie » ce qui est probablement la plus ancienne fonction du chaman auprès des populations primitives.
Par conséquent, il existe sur le corps cinq points très anciens liés aux chamans qui luttent contre les démons et permettent de faire « descendre la pluie », c’est-à-dire d’attirer le Ciel dans son aspect bienfaisant pour rééquilibrer l’harmonie. Voyons quels sont les sens actuels du mot líng dans le dictionnaire You Feng.
- Cercueil, bière funèbre : il s’agit là de l’évolution sémantique de la fonction psychopompe des chamans qui permettaient aux morts d’atteindre le monde des esprits et aux esprits défunts de communiquer avec le monde des vivants.
- Habile / fin / intelligent : cette définition est passionnante, car pour dire ceci les Chinois utilisent parfois l’expression guǐ jī líng 鬼机灵 (en classique : 鬼機靈 ) soit mot à mot « démon – occasion/chance – chaman », soit habile comme un chaman qui s’exprime à l’occasion de la présence d’un esprit/démon. Ou encore subtil comme un chaman qui saisit la chance de faire parler un esprit/démon.
Avec ces définitions il apparaît clairement que les points « chaman » sont indissociables des points « esprit/démon » et qu’ils vont permettre d’intercéder auprès d’eux dans le but de réguler leurs actions néfastes.
Le chaman est une personne bien terrestre. Ses offrandes et ses actions partent de la Terre et montent en supplique vers le Ciel. Son mouvement est donc ascendant (on pourrait dire Yin). Il faut être subtil pour parler au Ciel. C’est pourquoi le Líng est considéré comme la partie subtile du Shén, totalement immatériel, car il quitte l’incarnation pour aller vers le Ciel. Le Shén lui descend du Ciel pour s’incarner et il se voit dans des manifestations physiques comme l’éclat de l’œil ou le teint de la peau par exemple. Dans ce mouvement descendant le Shén est par conséquent une manifestation du Yang céleste. C’est pourquoi Líng et Shén vont avoir une importance cruciale dans le va-et-vient de l’Esprit afin de réguler les points Démons sur la partie la plus sensible de notre être : la psychologie et les émotions.
Liste des points Líng
Pour bien comprendre le sens du caractère Líng il est possible désormais de le laisser en chinois, car il s’agit, on vient de le voir, d’un concept (Esprit pur du Shén) ou de revenir à sa définition première : le chaman. N’hésitez pas à jouer avec ces différentes interprétations.
- 2C – 青靈 Qīng líng : « vitalité du Líng » que l’on peut désormais interpréter comme « force du chaman ou de l’Esprit ».
- 4C – 靈道 Líng dào : la « Voie du Líng/chaman », traduit aussi par « Voie de l’éveil ».
- 24R – 靈墟 Líng xū : « rempart du Líng/chaman » mais avant d’être fait de pierre, un rempart était surtout un monticule de terre, soit un endroit élevé (voir le point 10VG pour plus d’explications)
- 18VB – 承靈 Chéng líng : « porte le poids du Líng/chaman », traduit généralement par « pariétaux ». Il s’agit des deux lobes pariétaux du crâne qui, comme des mains tendues vers le Ciel, tiennent le cerveau siège du Líng, c’est-à-dire de son activité mentale.
- 10VG 靈台 Líng tái : le « tertre du Líng/chaman », soit un endroit élevé (colline, montagne, tertre) où se plaçait le chaman pour faire ses incantations. Plus près du Ciel en quelque sorte…
Si l’on regarde leurs actions thérapeutiques, on trouve une liste d’effets tout à fait intéressants[xii] dont beaucoup portent sur la respiration et les troubles du Poumon. Voilà qui devrait faire réfléchir.
- 2C : fait circuler le Qi et le Sang, calme la douleur de l’épaule ou du bras en cas d’enflure, assouplit les tendons, traite les céphalées avec frissons froids.
- 4C : traite la « folie » c’est-à-dire les états d’agitation psychogènes, libère le Poumon en automne, couplé à 15VG libère les aphonies émotionnelles, détend les muscles et les tendons, calme le Shén, l’angoisse, l’anxiété, traite les précardialgies, soumet le Qi rebelle du Cœur.
- 24R : libère la poitrine, fait descendre le Qi du Poumon et libère celui du Foie, disperse la chaleur, calme le Cœur et le Shén, traite la toux, l’asthme,
- 18VB : Disperse le Vent et le Chaleur, calme les douleurs, fait descendre le Qi du Poumon et soumet le Yang du Foie, traite les céphalées et les étourdissements, les problèmes du nez, les pensées obsessionnelles et les excès de réflexions.
- 10VG : Traite le Yang pervers, élimine le Feu toxique (poison) à la peau (de la rougeur au furoncle), calme la toux et la respiration sifflante ainsi que tous les troubles respiratoires, traite les douleurs aiguës à l’Estomac.
Bonne pratique.
Auteur : Ivan BEL
Notes :
- [i] L’anthropologie culturaliste met la priorité à l’explication symbolique dans l’organisation d’une société.
- [ii] L’anthropologie structuraliste quant à elle explique la diversité des faits de société par la combinatoire d’un nombre limité de possibilités logiques liées à l’architecture du cerveau humain.
- [iii] « Le médecin supérieur soigne le royaume, le médecin médian soigne l’humain, le médecin inférieur soigne les maladies » (上医治国,中医治人,下医治疗病), cité dans l’article « Origine de la médecine chinoise : daoïste ou confucianiste ? », de Lokmane Benaicha, 2015.
- [iv] Dans l’histoire de la médecine chinoise il y a bien eu des poinçons en pierre taillée, mais l’on trouve plus souvent des aiguilles en os.
- [v] Dans le Classique, l’Empereur jaune déclare son intention ainsi :
« Je veux que l’on cesse d’administrer des remèdes
Qui rendent mon peuple encore plus malade
Je veux que l’on abandonne les poinçons de pierre
Pour n’employer plus que les aiguilles de métal
Que l’on pique les méridiens
Afin d’agir sur les nœuds (points) et l’énergie
Et d’en rétablir le bon équilibre » - [vi] Sans entrer dans ce débat, je renvoie le lecteur au livre intitulé « Aux origines de la Chine » de Jacques Gossart qui cite de nombreux cas et travaux allant dans ce sens.
- [vii] Le texte le plus ancien sur la médecine chinoise a été trouvé lors des fouilles exceptionnelles du site de Mawangdui sur des lamelles de bambous. La tombe avait été fermée en 168 av. J.-C. Ce texte parle de méridiens mais pas encore d’acupuncture. Le second texte est le Shiji (les Mémoires historiques) de l’historien Sima Qian (-145 à -86) rédigé entre -109 et -90. Dans cette œuvre immense, on parle pour la première fois d’un traitement avec aiguilles. Le Classique de l’empereur jaune arrive donc en 3ème position, historiquement parlant, mais il est en réalité une compilation de 20 traités médicaux bien plus anciens : Wu se, Ma bian, Shang jing, Xia Jing, etc., et parmi eux le plus ancien de tous, le Tài shǐ tiānyuán cè (太始天元册) difficilement traduisible par « Le livre du grand commencement du Ciel originel » . Ces traités n’existent plus aujourd’hui car la plupart ont été brulés dans l’autodafé (en -213) de tous les livres anciens et l’enterrement de 460 lettrés (vivants) par le premier empereur de Chine : Qin Shi Huangdi. Ces traités ont été sauvé par Wáng Bīng 王冰 (710 à 805) qui est le premier commentateur du Classique de l’Empereur jaune. Il restaure notamment sept chapitres manquants au Classique de l’Empereur jaune portant sur les 5 mouvements (appelés Yun à l’époque avant de devenir Wuxing) et les 6 Qi (ici les 6 facteurs climatiques).
- [viii] A ce sujet, il faut savoir que la Chine est une exception notable dans l’histoire préhistorique, car elle est passée sans transition de l’âge de pierre à l’âge de bronze sans cette longue période d’utilisation des métaux plus mous (comme le cuivre) comme ce fut le cas au Moyen-Orient. Les premiers objets en bronze datent de la période des Majiayao (entre -2700 et -2300), ce qui correspondrait à la datation chinoise de l’entretien de l’Empereur jaune. Mais l’âge de bronze se développe réellement à partir de -2100 sous la dynastie de Xia (夏朝 ; xià cháo du 9e au 7e siècle av. J.-C.), ce qui pourrait tout aussi bien correspondre avec les propos de l’Empereur jaune également, le temps que le bronze soit suffisamment popularisé pour fabriquer des aiguilles de métal.
- [ix] Zhù yóu 祝由 est difficilement traduisible. Il est composé du verbe « souhaiter, bénir » et de « cause, raison, suivre, laisser faire ». Il s’agit de la médecine chamanique proprement dite.
- [x] « L’esprit des points », Philippe Laurent, aux éditions You Feng, 2010
- [xi] Le Shuōwén Jiězì a été rédigé au 2e siècle par Xǔ Shèn (许慎 ; 58 – 147 ap. J.-C.). C’est le premier dictionnaire de caractères chinois à proposer une analyse étymologique de leur composition et à les classer à l’aide de ce qui est compris à présent comme des clés. Son véritable titre est « Origine (說) de la forme graphique (文) et explication (解) du prononcé du caractère (字) ».
- [xii] Les effets cités sont ceux que l’on trouve dans les ouvrages respectifs par Philippe Laurent, Giovanni Maciocia, Philippe Sionneau et Alain Dubois.
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