Il y a fort longtemps, les Asiatiques pensaient que la maladie était le résultat de mauvais esprits qui entraient dans le corps pour l’agiter, le perturber et finalement le rendre fou ou profondément malade. Ce mode de pensée est le fruit du chamanisme qui est la forme ancestrale de la médecine, et ce, dans toutes les parties du monde. Il fallait donc chasser les maladies, aussi bien dans le corps que dans la société d’ailleurs, d’où les cérémonies nombreuses dont le but était de faire fuir les démons à grands coups de bruits, de musiques et de pétards. Ainsi, le corps social comme le corps charnel étaient délivrés des mauvaises influences. Après avoir expliqué les points chamans Líng (灵), voici donc les points à surveiller afin que nul esprit malin ne vienne agiter le Qi.
Académie médicale et exorcisme
Dès 702 après J.-C., l’empereur Mommū (683-707) composa un code où se trouve la première réglementation de la pratique médicale du Japon. Le programme des études et la répartition des spécialités sont calqués sur le modèle chinois. Une académie médicale est créée à la capitale (Fujiwara, dans la province de Yamato) et gérée par la cour et seuls les fils de bonne famille pouvaient y entrer. Mais les provinces apparaissent également des collèges médicaux dont l’entrée y est moins restrictive. Voici la liste des spécialités :
- Pharmacie
- Massage
- Acupuncture
- Exorcisme
- Art médical
Il est intéressant de noter que si l’art de la pharmacopée, du massage et de l’acupuncture sont déjà bien présents, l’exorcisme fait toujours partie du programme. Et pourtant, en 702, nous sommes déjà bien loin de la proto-médecine chinoise et de ses racines. Mais les concepts anciens ont la vie dure. Les Japonais pensent eux aussi, en raison d’un chamanisme toujours vivace, qu’il faut extirper les mauvais esprits des corps pour faire fuir la maladie. Non seulement cette idée est cohérente avec le chamanisme japonais, mais de plus elle trouve un écho cohérent dans les textes chinois classiques.
En effet, le célèbre médecin Sūn Sīmiǎo 孙思邈 (581 – 682), auteur du Qianjin Yaofang (千金要方) (les « Prescriptions essentielles valant mille onces d’or »[i], a décrit une liste de 13 points qui seraient des points « démons », qu’il faudrait surveiller comme le lait sur le feu. Si ces points deviennent faibles, alors des esprits pourraient s’y installer et semer le désordre au sein de l’équilibre vertueux du Qi droit (Zheng Qi).
Les âmes flottantes
Voyons d’abord ce que signifie le caractère chinois 鬼 (guǐ). Selon Philippe Laurent [ii] qui reste la référence en matière de compréhension des noms des points chinois, il faut regarder l’évolution du caractère dans le temps et les différentes graphies chinoises qui ont fait évoluer ce dernier.
La première partie du caractère indique le caractère 白 (bái) pour « blanc ». Cette clé est importante, car elle nous indique qu’il s’agit de quelque chose de pâle, un peu comme nous dessinons aujourd’hui Casper le petit fantôme, mais aussi comme tout ce qui avait trait autrefois à la terre (dont les personnes inhumées) comme dans le nom du point RP1 隐白 (yǐn bái) ou « Blanc caché ». La seconde partie représente une tête avec une croix, comme dans le caractère du « champ », afin d’exagérer cet aspect du fantôme. En dessous on devine un corps un peu flou, un peu dansant, comme flottant dans l’air. Le petit crochet indique un tourbillon que le souffle des esprits derrière eux (une fenêtre qui se ferme, une porte qui claque…). Finalement, l’image chinoise du fantôme n’est pas bien éloignée de celle que l’on s’en fait en Europe. On remarquera que dans la version simplifiée du chinois moderne (la dernière toute à droite), la clé « blanc » a disparu, mais ce n’est pas très important, puisque le corps du caractère reste le même.
La traduction la plus simple en français est « fantôme, revenant ». Mais on peut aussi lire dans le dictionnaire les termes de « génie, mânes des morts, démoniaque, perfide, sournois, malicieux ». L’indication est donc très claire : ces esprits ne sont pas bénéfiques. Pourquoi ? Les Chinois rendent depuis toujours un culte fort aux ancêtres. Il ne suffit pas de les enterrer, il faut encore faire les bons rites et les nourrir sur l’autel des ancêtres. Il s’agirait alors des esprits qui n’ont pas reçu les rituels et l’amour de leur descendant. Leurs âmes reviennent alors hanter les vivants.
On en arrive alors à regarder comment se dit le mot « âme » et là, beaucoup de choses s’éclairent : 灵魂 (Línghún) est composé de 2 caractères magnifiques :
- Le chaman
- Une variante du caractère du revenant, mais avec devant une clé qui soit met l’emphase sur le mot, soit se traduit par « dire, parler » ou encore « nuage, nuée, souffle ». C’est aussi le caractère qui désigne l’esprit du Foie, le fameux Hún. Gardons cela de côté pour l’instant, mais nous y reviendrons dans un prochain article.
L’âme est donc l’esprit qui parle au chaman, parce que celui l’a justement guidé au moment de la mort. Elle n’est pas délaissée et vient communiquer à travers lui via son souffle. L’âme est donc l’opposé du revenant selon cette analyse.
Dernière chose à propos du mot 鬼 (guǐ). Il servait autrefois à désigner les nomades du nord qui venaient depuis la Mongolie pour dévaster les plaines chinoises. Il s’agit donc d’un mot péjoratif qui a été repris ensuite sous le terme de 白鬼 (bái guǐ) pour désigner les blancs qui ont colonisé la Chine à partir du 18° siècle. Ce mot est encore utilisé actuellement. [iii]
Sun Si Miao
Celui qui recensa les points guǐ est l’un de ces grands médecins qui jalonnent l’histoire de la médecine classique chinoise. Sūn Sīmiǎo 孙思邈 (581 – 682) est un médecin et alchimiste taoïste chinois du début de l’époque des Tang, né près de la capitale Chang’an, dans la province du Shanxi. Les taoïstes sont non seulement de fins observateurs de la nature environnementale et humaine, mais aussi les héritiers des chamans proto-historiques. Il existe d’ailleurs toujours un chamanisme taoïste de nos jours. Son ouvrage du Qianjin Yaofang (千金要方) est certainement le plus cité lors du 1er millénaire. En bon taoïste, il s’inscrivait donc dans la tradition qui voyait la maladie comme le résultat de l’agitation des revenants, d’où le grand nombre de talismans et l’utilisation d’incantations, écritures magiques, drogues et fumigations agressives pour débarrasser les malades de leurs démons. Dans les chapitres 29 et 30 de son ouvrage, il explique « Les Interdictions classiques » Jìnjīng (禁记) qui consistent en une série de formules magiques. Il fallait que le praticien contacte les forces surnaturelles pour guérir avec cette incantation : « Je suis responsable du sacrifice au maître céleste ; le Ciel et la Terre m’envoient. Je possède [l’autorité sur] les soldats célestes : 100, 1000, 10 000, 100 000 [soldats] se trouvent à mes côtés et derrière moi. Quel démon ose s’approcher d’ici ! Quel démon ose être présent ! Seul un esprit légitime peut apparaître ici ! Démons maléfiques fuyez ! Déguerpissez vite, vite, c’est un ordre ».
Mais il utilisait également les aiguilles, et c’est finalement grâce à elle qu’il repéra les points qui sont particulièrement agités en présence d’un cas de maladie. Il les regroupa en une famille appelée « les 13 points Gui ».
Sun Si Miao était réputé pour son éthique médicale, soignant les puissants comme les paysans, les riches comme les pauvres, tous les sexes et tous les âges, sans distinction. C’est l’une des raisons qui le rendit si célèbre, car il était aimé de tous. On pourrait être surpris aujourd’hui, car cela semble finalement tout à fait normal pour un médecin, mais il faut se rappeler qu’à l’époque la morale confucéenne faisait une distinction entre les « gens de bien » et les pauvres hères, et il était normal de ne pas considérer tout le monde sur un pied d’égalité. Il n’y a qu’en occident, depuis l’antiquité grecque (soit 1000 ans avant Sun Si Miao), que l’on prêtait le serment d’Hippocrate pour soigner les personnes de toutes conditions.
Les 13 points fantômes/démons
Il est donc temps d’étudier quels sont les points fantômes. Ces points ne vous sont pas inconnus, car vous les utilisez déjà dans votre pratique. La raison est simple : aucun de porte le mot guǐ dans leur nom principal, mais uniquement dans le nom secondaire. Comme si l’histoire médicale chinoise avait voulu cacher ces points pour faire peau neuve. C’est pourquoi il est toujours intéressant de lire au moins une fois dans sa vie tous les noms que possède chaque point.
Prenons la liste de Sun Si Miao, tel qu’il les édicte dans son traité.
- 26VG rén zhōng 人中 (Centre de l’Homme) alias guǐ gōng 鬼 宫 (palais du démon)
- 11P shǎo shāng 少商 (jeune marchand) alias guǐ xìn 鬼 信 (confiance du démon)
- 1RP yǐn bái 隐白 (blanc caché) alias guǐ lěi 鬼垒 (rempart du démon)
- 7MC dà líng 大陵 (grand vallon)alias guǐ xīn 鬼 心 (cœur du démon)
- 62 V shēn mài 申脉 (vaisseau d’étirement) guǐ lù鬼 路 (chemin du démon)
- 16VG fēng fǔ 风 府 (palais du Vent) alias guǐ zhěn 鬼 枕 (oreiller du démon)
- 6E jiá chē 颊 车 (os de la mâchoire) alias guǐ chuáng 鬼 床 (lit du démon)
- 24VC chéng jiāng 承浆 (réceptacle de la salive) alias guǐ shì 鬼 市 (marché du démon)
- 5MC jiān shǐ 间使 (intervalle d’usage) alias guǐ lù 鬼 路 (caverne du démon)
- 23VG shàng xīng 上星 (étoile supérieure) alias guǐ táng 鬼堂 (hall du démon)
- 1RM huì yīn 会阴 (réunion des Yin) alias guǐ cáng 鬼 藏 (dépôt du démon)
- 11GI qū chí 曲池 (courbe de l’étang) alias guǐ tuǐ 鬼 腿 (jambe du démon)
- Hors méridien hǎi quán 海 泉 (source de la mer) alias guǐ fēng 鬼 封 (frontière du démon)
Tous ces points sont intéressants et bien connus car ils servent dans de multiples traitements et on ne peut que reconnaître leur efficacité pour chasser différents troubles. Il y a trois aspects intriguant toutefois et un autre qui est assez clair.
- Cette liste n’a pas été ordonnée n’importe comment. Un esprit occidental aurait classé tous les points du Vaisseau Gouverneur ensemble par exemple, mais ce n’est pas le cas. Quelle est la raison qui a présidé l’ordre de cette liste ? C’est difficile à comprendre… Pourtant, il est dit dans les classiques de piquer toujours avec la même aiguille dans l’ordre exact où ils sont disposés. Il y a donc bien une raison sous-jacente
- Les points possédant le mot « fantôme » ne s’arrêtent pourtant pas là. 10GI, 36E, 20VG et 22VG l’ont également [iv], alors pourquoi ne sont-ils pas dans cette liste de Sun Si Miao ? Là encore, pas d’explication.
- En revanche, lorsque l’on regarde la nature de ces points on peut compter 6 points Yin et 6 Yang. Ici on retrouve le souci constant de l’équilibre entre les deux forces fondamentales de l’univers.
Effets des points de Sun Si Miao
Si la liste des 13 points de Sun Si Miao est célèbre et qu’on peut la retrouver facilement un peu partout sur internet, en revanche personne ne semble s’intéresser à leurs effets thérapeutiques. C’est pourtant la clé la plus importante qui soit pour comprendre la raison d’être de cette famille de points censés terrasser les démons.
Sans chercher trop loin, voyons ce qu’ils font :
- 26VG : fait retrouver ses esprits, ouvre les sens, calme le Vent, réveille le Shen, facilite la circulation dans le méridien (évanouissement, épilepsie, apoplexie, psychose, déviation de la bouche, troubles psychiques et psychosomatiques…)
- 11P : chasse le Vent et la chaleur du Poumon, fait retrouver ses esprits, ouvre les sens (troubles respiratoires, fièvre, évanouissement, épilepsie, apoplexie, psychose…)
- 1RP : aide à contenir le Sang dans les vaisseaux, dissipe les flatulences, fortifie le Sang et la Rate (insomnie, cauchemars, règles irrégulières, ballonnements, maladie mentale…)
- 7MC : calme le Cœur, le Shen et les douleurs, apporte un apaisement général (palpitations nerveuses, épilepsie, psychose, trouble de la bouche, troubles psychiques, insomnie, cauchemars, hystérie…)
- 62V : calme les douleurs, soulage les crampes, facilite la circulation dans le méridien (épilepsie, vertiges, étourdissements, troubles psychiques et psychosomatiques, du sommeil, céphalées occipitales…)
- 16VG : fait retrouver ses esprits, calme les crampes, ouvre les sens, dissipe le Vent (apoplexie, agitation, psychose, rhinite, migraine cervicale violente…)
- 6E : dissipe le Vent et la chaleur, soulage les douleurs, facilite la circulation dans le méridien (névralgie du trijumeau, paralysie faciale, troubles de la bouche…)
- 24VC : facilite la circulation dans le méridien, calme les douleurs (paralysie faciale, déviation de la bouche, gingivite, pulpite…)
- 5MC : ouvre la poitrine, calme les douleurs, le Cœur et le Shen (évanouissement, syncope, épilepsie, psychose, troubles psychiques…)
- 23VG : calme le Shen et les douleurs, ouvres les orifices supérieurs, fortifie le cerveau (saignement du nez, apoplexie, douleurs des yeux, vertiges, troubles psychiques et psychosomatiques…)
- 1VC : prolapsus utérin, troubles menstruels, troubles psychiques et psychosomatiques…)
- 11GI : élimine l’humidité, dissipe le Vent et la chaleur, soulage les douleurs ; apaise les démangeaisons…)
- H.M. Hǎi quán : élimine la chaleur, réduit l’enflure, favorise la production de Liquides Organiques (lourdeur et enflure de la langue, troubles de la soif, des mictions et vomissements, épilepsie et troubles maniaques…) [v]
Une simple lecture des effets et des préconisations de cette liste de points nous permet rapidement de comprendre de quoi il s’agit. La plupart des points ont des effets contre l’un des pires tableaux pathologiques qui soient, le Vent-chaleur accompagné de douleurs. Ils sont presque tous recommandés dans les cas de maladies psychiques et psychosomatiques avec les troubles qui les accompagnent. À présent, mettons-nous dans la peau d’un ancien chinois d’il y a 3000 ans. En voyant de l’épilepsie, de l’apoplexie soudaine, une crise de démence, un visage tordu par une paralysie faciale, de l’agitation, il ne pouvait pas y avoir de compréhension moderne de ces troubles, la psychanalyse n’ayant pas été inventée. Cela ne pouvait donc qu’être l’action d’esprits malins qui venaient agiter la personne de l’intérieur. Nous sommes donc en plein sujet du traitement des désordres psy selon la médecine chinoise. Il n’y a nul démon derrière tout cela et aucun besoin d’exorcisme. En revanche, l’utilisation de ces 13 points sera hautement bénéfique à toutes les personnes qui souffrent de ces troubles. C’est pourquoi il est très intéressant de les connaître et de les ajouter à sa besace.
Bonne pratique
Auteur : Ivan BEL
Notes :
- [i] « Prescriptions d’acupuncture valant mille onces d’or : Traité d’acupuncture de Sun Simiao du VIIe siècle », traduction par Catherine Despeux, éditions Guy Trédaniel, 1992
- [ii] L’esprit des points, Philippe Laurent, éditions You Feng, 2010
- [iii] Je renvoie également le lecteur vers l’excellent film « Guizi lai le » (de Wen Jiang, 2000), mal traduit par « Les démons à ma porte » qui parle des démons qui sont de retour, soit les Japonais pendant la guerre d’occupation.
- [iv] Réflexion issue de l’excellent mémoire d’Anne-Sophie Guillonnet « Sur le chemin des Gui », Centre Imhotep, 2008.
- [v] Traité d’acupuncture : points hors méridiens, Shing-Pok Chin, éditions Phu-Xuan, 2010
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