Dans le monde du shiatsu, il n’y a pas que des enseignants et des étudiants. Il existe également des chercheurs qui veulent faire avancer la cause du shiatsu auprès des autorités médicales. C’est le cas de Leisa Bellmore. Originaire du Canada, elle parcourt le monde pour démontrer qu’il est possible de faire des études scientifiques rigoureuses sur le shiatsu afin de mieux le défendre et le faire connaître. Mais Leisa Bellmore est aussi une travailleuse infatigable avec un cœur en or, qui ne cesse de pratiquer le shiatsu auprès de ceux qui souffrent. Portrait d’une grande dame à découvrir absolument.
Ivan Bel : Leisa, pourriez-vous me dire quand et comment vous avez découvert le shiatsu ? Était-ce un long chemin personnel ou une sorte de rencontre soudaine ?
Leisa Bellmore: J’ai commencé à recevoir des traitements shiatsu il y a environ vingt ans, à la clinique étudiante d’une école de shiatsu locale. J’ai d’abord essayé la massothérapie, mais je trouvais qu’elle n’avait pas beaucoup d’effet sur moi. Le Shiatsu, par contre, a eu tout de suite un effet profond. Grâce au praticien qui me traitait, je me suis vite senti comme étant une personne différente. Je sortais de la clinique comme sur un petit nuage et je me sentais encore mieux le lendemain : plus souple, plus grand, tout donnait l’impression d’avoir été remis à la bonne place, comme si tout fonctionnait mieux. J’avais déjà essayé l’acupuncture et l’ai d’ailleurs trouvé très efficace, mais j’adorais la sensation d’une personne qui travaillait sur mes muscles, relâchant toutes tensions grâce à la pression des doigts.
À un moment de ma vie, je songeais à un changement de carrière (je faisais des costumes pour le théâtre et le cinéma, ainsi que des accessoires pour le cinéma). Je voulais faire quelque chose qui a un impact direct sur la vie des gens. Je pensais à la fois au shiatsu et à l’acupuncture, mais j’ai préféré la pureté du shiatsu. J’aime qu’il n’y ait rien entre le patient et moi-même. J’aime le contact direct.
Qui était votre professeur, et combien de temps avez-vous étudié le shiatsu ?
J’ai étudié le Shiatsu Namikoshi à l’Académie Shiatsu de Tokyo (qui est située à Toronto) avec Kensen Saito[i]. Kensen avait étudié avec Tokujiro Namikoshi avant d’immigrer au Canada dans les années 70. Mon programme d’études fut de deux ans, à plein temps, soit un total de 2200 heures de cours plus un minimum de 200 heures de stage dans la clinique de l’école. Par la suite, j’ai pu profiter d’innombrables sessions en formation continue, et je pense que j’ai continué à apprendre de chaque patient, de chaque cas. Je pratique depuis seize ans maintenant.
Quels souvenirs gardez-vous de vos études ? Quels furent vos étonnements ou souvenirs particuliers ?
Je me souviens que peu de temps après avoir commencé mes études je ressentais la certitude absolue d’avoir pris la bonne voie. Je n’avais aucun doute là-dessus. Je me souviens aussi de m’être endormie en classe en me faisant un auto-shiatsu sur l’abdomen (rires). Un autre souvenir qui me reste est celui d’être étonné de ce que je pouvais ressentir quand je travaillais sur la tête des patients, environ deux ans après avoir obtenu mon diplôme, alors que pendant mes études je ne ressentais pas grand-chose encore dans ce domaine. Maintenant, une simple touche rapide sur cette zone me révèle tellement de choses : mal de tête, migraine, déshydratation, stress, anxiété et bien plus encore. Je trouve toujours cela étonnant. Et je suis toujours émerveillé par la transformation que l’on peut voir chez un patient tout en travaillant avec eux.
À la fin de vos études de shiatsu, avez-vous commencé à travailler tout de suite ? Pouvez-vous me raconter comment cela a commencé pour vous, et si vous avez une sorte de spécialité aujourd’hui ?
J’ai commencé à travailler dans une clinique de shiatsu dès que j’ai obtenu ma licence et mon assurance professionnelle. De là, j’ai rejoint une clinique multidisciplinaire qui offrait une grande variété de pratiques en santé naturelle. Au cours de cette période, j’avais aussi un certain nombre de clients dans des entreprises, y compris l’Orchestre symphonique de Toronto, où j’ai fait du shiatsu sur place. J’ai ensuite été invité à intégrer l’équipe du Centre de Santé des Artistes, une clinique intégrative unique au Toronto Western Hospital (TWH). Le TWH fait partie du University Health Network (Réseau de Santé Universitaire), le plus important organisme de recherche en soins de santé en Amérique du Nord. Le Centre de Santé des Artistes offre des soins de santé complémentaires et biomédicaux. C’est une atmosphère merveilleusement collaborative et il existe un grand respect entre les praticiens et les disciplines de chacun. Je travaille là depuis sept ans maintenant.
Actuellement je me spécialise dans le travail avec des artistes créatifs et performants, afin de les aider à améliorer et à maintenir leur santé pour qu’ils puissent continuer à créer. Je me spécialise aussi dans les troubles chroniques comme la migraine, la douleur chronique et l’insomnie. J’apprécie particulièrement les cas difficiles.
À un moment donné de votre vie, vous vous êtes intéressé de très près à la maladie d’Alzheimer. Quelle est votre expérience de cette maladie, et qu’avez-vous fait avec le shiatsu ?
Mon père a vécu avec la maladie d’Alzheimer pendant douze ans. Peu après son diagnostic, j’ai décidé que je lui ferais du shiatsu le plus souvent possible, pas des traitements complets, mais de courtes séances axées sur son cou, ses épaules, ses bras et ses mains. Je voulais renforcer la sensation de ma présence pour lui, mais j’ai également estimé que, à mesure que la maladie progressait, cela nous fournirait un moyen significatif d’interagir et de se connecter l’un à l’autre. Je me disais que, tandis que nous perdions la capacité de communiquer verbalement (et même arrivé à un point où il ne me reconnaissait plus), faire du shiatsu ensemble pouvait me donner du réconfort tout en étant bénéfique à sa santé et à son bien-être. Le toucher est un moyen si puissant pour communiquer ; hélas avec l’âge nous perdons de plus en plus cette capacité. L’utilisation du shiatsu m’a semblé être un moyen évident de maintenir notre connexion et de faire preuve de soins et de compassion. Mon intuition était juste. C’était une façon gratifiante et significative de passer du temps ensemble. Quand je pratiquais du shiatsu sur mon père, surtout dans les derniers mois où il était devenu difficile de l’approcher, j’ai presque instantanément vu le changement en lui. Il me regardait beaucoup établissant le contact par les yeux et souriait ; il était moins agité ; il semblait plus ancré «en soi» et était davantage en relation avec son entourage. Et il me répétait sans cesse combien c’était bon. J’ai vraiment aimais pratiquer le shiatsu avec lui.
Il y a quelques années, j’ai commencé à présenter des ateliers pour les personnes qui s’occupent des personnes atteintes de démence[ii]. Je leur enseigne l’auto-shiatsu pour la gestion du stress et je leur apprends à donner un shiatsu court et simplifié sur les épaules, les bras et les mains, séquences qu’ils pourront appliquer sur les personnes qui leur sont chères et atteintes de démence. J’ai montré tout cela à la Société contre l’Alzheimer de la province de l’Ontario, ainsi qu’à la clinique de la Providence et à la clinique de la Mémoire du Réseau des Universités de la Santé. À partir de ces expériences, j’ai développé l’idée de ma thèse de Master en Sciences sur laquelle je travaille actuellement.
Comme vous ne vous arrêtez jamais de travailler, je sais que vous êtes aussi l’ancienne présidente du NHPC (Natural Health Practitioners of Canada). C’était une grosse responsabilité. Qu’est-ce que cette expérience vous a enseigné ?
J’ai appris beaucoup de mon travail auprès des praticiens en santé naturelle du Canada. C’est une association nationale qui compte environ 6.500 membres à travers tout le pays : on y trouve les thérapeutes en shiatsu, les massothérapeutes, les réflexologues, les praticiens du massage thaïlandais, etc. J’y ai appris l’importance de communiquer avec les autres, qu’il s’agisse d’autres praticiens, d’associations professionnelles, d’autres professionnels de la santé ou des institutions du gouvernement. J’ai surtout découvert l’importance d’avoir des normes de pratique solides pour le shiatsu et de l’importance de bien les communiquer aux organismes gouvernementaux tout comme au public. J’ai dû aussi guider des réunions du conseil d’administration lors de discussions sur des questions controversées et sur la façon de trouver efficacement des solutions. J’ai également appris combien j’aime parler en public, ce qui fut une surprise pour moi ! Mais vous ne savez pas encore tout de moi (rires).
Ah bon ? Qu’avez-vous donc encore comme corde à votre arc ?
Je suis bénévole à la Ronald McDonald House Charities de Toronto. C’est une maison pour les familles qui ont un enfant qui doit recevoir un traitement lourd dans un hôpital du centre-ville. Ces familles viennent de tout le Canada et parfois du monde entier pour obtenir des soins médicaux pour leurs enfants. Certains sont là pour de courts séjours de quelques semaines, mais la plupart sont là pour de nombreux mois, et certains pour bien plus d’une année. J’ai offert aux familles là-bas des traitements de shiatsu courts, pendant plus de seize ans. Les parents qui sont là subissent un stress sévère, avec tous les effets secondaires qui peuvent accompagner ce genre de stress. Ils ne font pas seulement face à l’incertitude de l’état de leur enfant, mais sont loin de leur famille, de leurs amis et de leur réseau de soutien. Les enfants sont traités pour des formes rares de cancer, de maladies cardiaques, de dysfonction hépatique, certains attendent ou viennent d’avoir des greffes d’organes comme le foie, le poumon ou le cœur. Je travaille surtout avec les parents, mais avec certains enfants aussi, à condition que leur médecin estime que cela ne compromettra pas leur traitement. C’est un travail remarquablement enrichissant et j’y ai acquis une expérience clinique que l’on ne rencontre normalement pas dans une pratique régulière. C’est fut également une grande leçon d’humilité de voir ô combien ces enfants sont résilients et donc forts face à la maladie.
Aujourd’hui, vous êtes l’une des chercheuses les plus actives du Canada en matière de shiatsu. Comment avez-vous réussi à faire ces recherches à l’Hôpital de Toronto Ouest, et dans quels domaines travaillez-vous ?
Pour la rédaction de ma thèse de Master en Sciences, je mène une étude qui d’ailleurs ne se déroule pas au Toronto Western Hospital, mais dans une autre institution du Réseau des Universités de Santé. Cette organisation possède une philosophie très active sur les relations humaines dans les soins, ce qui correspond bien au but de mon étude. Il s’agit d’une étude qualitative qui explorera l’expérience du shiatsu pour les personnes qui s’occupent de celles atteintes de démence. Comme je l’ai dit juste avant, j’ai enseigné une séquence courte de shiatsu à ces personnes. Puis, j’ai suggéré que les participants utilisent l’auto-shiatsu pour eux et la séquence de shiatsu tous les jours sur leurs partenaires malades, ou en tout cas aussi souvent qu’ils le peuvent. Ensuite, j’ai réalisé des entretiens individuels avec les participants lors de deux périodes de suivi, afin d’entendre leurs points de vue sur cette expérience. J’espère ainsi apprendre comment le shiatsu s’est inscrit dans leur routine, si le partage d’un peu de shiatsu avec leurs partenaires malades est devenu un moyen positif d’interagir entre eux, et enfin si cela a un effet sur la qualité de leur relation. Je vise à soumettre ma thèse à la fin de l’automne. J’espère publier et présenter les résultats quelque part l’année suivante. (Vous trouverez plus de détails ici).
J’ai également été co-chercheuse dans une étude intitulée « Auto-Shiatsu pour les problèmes de sommeil chez les personnes atteintes de douleur chronique : une étude pilote », qui a été publiée en 2014 dans le Journal de Médecine Intégrative (JIM). Pour ce projet notre équipe a reçu une subvention du Fonds de recherche CAM (Complementary and Alternative Medicine)[iii] du Canada et, une fois terminée, elle a reçu une attention considérable de la part des médias. Cette étude a été réalisée par le biais de la faculté de réadaptation de l’Université de l’Alberta (Faculty of Rehabilitation Medicine). (Le document complet peut être consulté ici)
Votre travail est vraiment impressionnant. Quelle est la prochaine étape dans vos recherches ?
Je collabore actuellement à une étude intitulée « Auto-Shiatsu de la main pour améliorer l’endormissement et le maintien du sommeil chez les adolescents souffrant de douleur chronique ». Cette étude a reçu une subvention du programme CRISP (Clinical/Community Research & Integration Support Program) qui appartient du WCHRI (Women’s & Children’s Health Research Initiative). Je dois dire que je suis très enthousiaste à l’égard de ce projet, car, en dehors de l’évaluation de l’effet sur notre groupe de participants, nous créerons un site Web qui comprendra une vidéo qui va enseigner aux jeunes comment réaliser un auto-shiatsu sur les mains. Nous aurons donc le potentiel de toucher un large public, ce qui est formidable. Nous donnerons ainsi aux jeunes un outil qui leur permettra de retrouver un certain contrôle sur leur santé et pourrait faire une grande différence dans leur santé au quotidien. (Vous trouverez tous les détails ici).
À l’avenir, j’aimerais faire des recherches sur le shiatsu et la migraine, car c’est quelque chose sur laquelle j’ai beaucoup travaillé et où j’ai obtenu de très bons résultats. Les migraines représentent une situation très invalidante avec des traitements médicaux franchement peu satisfaisants pour laquelle il existe un grand besoin de traitements non pharmaceutiques qui soient efficaces.
J’aimerais également développer des ateliers courts sur les bases de la recherche scientifique en shiatsu, quelque chose qui donnerait aux praticiens une bonne idée de la lecture et de l’évaluation critique des études de recherche, comment utiliser la recherche pour informer la pratique du shiatsu et comment structurer les études de cas.
Selon vous, qu’est-ce qui est vraiment important à savoir pour quelqu’un qui souhaite mener une recherche sérieuse sur le shiatsu ? Quels seraient vos conseils ?
Le plus important que je puisse dire, c’est de simplifier. Beaucoup de chercheurs débutants veulent en faire trop. La recherche nécessite beaucoup de temps et de travail axé sur des détails. Aussi, plus le projet est simple, plus vous avez une chance de réussir.
Je suggère également que toute personne intéressée par la recherche cherche à entrer en relation avec d’autres professionnels de la santé qui ont des intérêts similaires ainsi que des compétences et une expérience qui peuvent compléter la vôtre. De cette façon, vous n’avez pas besoin de tout faire tout seul. Vous pouvez travailler avec en équipe, chacun apportant ses compétences, ce qui permet aussi d’apprendre les uns des autres.
Enfin, j’encourage tous les praticiens à se familiariser avec la recherche. Que vous souhaitiez poursuivre votre propre recherche ou non, nous devrions être tous en mesure d’évaluer les études de manière critique et d’utiliser les recherches existantes pour informer et éduquer nos patients ainsi que les autres professionnels de la santé. Donc, il faut se former un minimum.
Vous voyagez de plus en plus chaque année pour parler à des conférences shiatsu (Londres, Vienne, d’autres endroits ?). Que voyez-vous de la communauté shiatsu à travers le monde?
J’ai eu le grand plaisir de présenter mes travaux à travers le Canada, aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Australie, à Cuba et bientôt en Autriche. J’ai fait des conférences pour les thérapeutes du shiatsu, les massothérapeutes, d’autres praticiens de la santé naturelle, des médecins et pour le grand public. Ce que je constate c’est qu’il existe partout des points communs dans la communauté shiatsu. Les thérapeutes de Shiatsu sont passionnés par leur travail et s’y consacrent avec cœur. C’est une profession qui attire des personnes qui croient vraiment en ses effets puissants et veulent véritablement aider les gens à améliorer leur santé.
Je vois également le désir de voir le shiatsu accéder à son plein potentiel, être plus largement accepté et jouer un rôle plus important dans les soins de santé. Je pense que c’est quelque chose sur lequel nous devons tous travailler. Renforcer la communauté shiatsu dans le monde entier et travailler dans nos propres communautés pour sensibiliser le shiatsu et ses nombreux avantages, et établir des relations avec d’autres professionnels de la santé. Tout cela nous aidera à positionner le shiatsu tel qu’il devrait être : un acteur essentiel de la communauté des soins de santé.
Quel est votre souhait pour l’avenir du shiatsu?
Pour faire grandir le shiatsu, je veux voir des preuves scientifiques de ses effets. Je veux voir le shiatsu reconnu et respecté par le public et la communauté médicale. J’aimerai aussi voir le shiatsu dans le cadre de cliniques intégratives, dans les hôpitaux et dans les communautés du monde entier. Je veux voir plus de praticiens diplômés des écoles de shiatsu qui puissent suivre des carrières réussies, prospères et satisfaisantes.
Merci beaucoup pour votre temps.
Merci pour cette belle occasion et pour vos questions bien pensées !
Références
- [i] Kensen Saito a fermé désormais son école
- [ii] Après vérification avec Leisa, le public de ces ateliers se compose à la fois des proches de la famille du malade et des personnels soignants (infirmiers, kinés, etc.).
- [iii] Pour ceux que ça intéresse, ce fond provient du INCAMR (Interdisciplinary Network for Complementary & Alternative Medicine Research) qui a fusionné il y’a un an avec le ISCMR(International Society for Complementary Medicine Research)
Contacts
Pour ceux qui souhaitent avoir des conseils pour la recherche en shiatsu, il est possible de contacter Leisa Bellmore.
- Website: www.leisabellmore.com
- Email: [email protected]; [email protected]
- Facebook: Leisa Bellmore, Shiatsu Therapist
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