Parmi les grands noms du monde du Shiatsu francophone, Bernard Bouheret n’est pas un inconnu. Qu’on en juge : plus de 40 ans de pratique, auteur de nombreux livres dont le célèbre « Vade Mecum de Shiatsu thérapeutique », président de l’Union Francophone des Professionnels de Shiatsu Thérapeutique, fondateur de l’Association Internationale de Shiatsu Traditionnel, fondateur de l’Ecole de Shiatsu Thérapeutique et toujours enseignant avec fougue et passion l’art et la Voie du Shiatsu à travers le monde, notamment en Inde où il va chaque année. Ce grand monsieur se livre longuement ici sur son parcours à la fois riche et étonnant pour nous raconter avec maints détails l’histoire d’une vie dédié à sa passion : celle du soin et du cœur.
Ivan Bel : Bonjour Bernard. J’aime bien commencer mes interviews par les racines familiales et si ce n’est pas indiscret j’aimerais savoir d’où vous venez ?
Bernard Bouheret : Alors, je viens du sud de la France. J’ai beaucoup vécu à Montpellier, les grands-parents étaient de Nice, Sommières, bref de toute la région là-bas. J’y ai fait toute ma scolarité et j’y suis resté jusqu’à l’âge de mes 28 ans pour aller vivre à Paris. Je suis dans ma soixante-cinquième année, toujours à Paris. Donc on peut dire que maintenant je suis Parisien.
Cela ne veut pas dire que ce sud ne vous a pas marqué. D’ailleurs on peut encore entendre un peu l’accent qui chante.
Oui, le sud m’a marqué, car c’est toute l’enfance et même plus. Ma famille est encore en grande partie là-bas et c’est là aussi que j’ai fait mes études de Shiatsu à l’époque avec Thierry Riesser, fils spirituel de sensei Okuyama.
Avant qu’on parle de lui, pouvez-vous me raconter comment s’est passée votre rencontre avec le Shiatsu, car je sais que c’est une drôle d’aventure.
En fait je passe le bac avec un tout petit peu d’avance, avant mes 18 ans. Je suis un élève moyen et je ne sais pas trop quoi faire comme études aussi je décide de faire un cursus en sciences économiques. Mais au fil du temps je ne trouvais pas d’issue là-dedans, je n’arrivais pas à me projeter dans la vie avec ça. J’étais dans la même classe que mon frère aîné, car il avait fait deux années de médecine et avait échoué et je me disais que s’il avait raté ce type d’études, ce n’était même pas la peine pour moi d’essayer, que je n’y arriverais pas car il était meilleur élève que moi. C’est fou quand j’y pense, j’étais parti déjà battu d’avance sur ce terrain alors que j’avais ma chance bien sûr.
Après quelque temps, j’ai vécu une rupture amoureuse qui m’avait beaucoup touché et une amie m’a invité à la rejoindre en Afrique pour me changer les idées. J’arrête alors les études et je pars pour trois mois au Cameroun en automne 1976 et je dois l’avouer j’étais un peu perdu dans la vie. Là-bas tout a été exceptionnel… J’ai été à la chasse avec des pygmées, j’ai travaillé comme intendant pour une mission de géologie de l’ONU dans la forêt profonde à la frontière du Gabon, du Congo et du Cameroun, dans des endroits parfois inextricables pendant trois semaines entières, bref une aventure incroyable. Puis vers la fin de mon séjour j’ai été connecté ou contacté, je ne sais pas trop comment dire, par un guérisseur « blanc ».
Un guérisseur blanc au Cameroun ? Ce n’est pas quelque chose de banal, il faut tomber dessus quand même !
Oui, c’est un type qui était mécanicien de son métier et aussi sculpteur sur forge. Mais le soir et le week-end il était guérisseur. Il était tellement connu que des personnes venaient le consulter de tout le pays et même du monde entier. Il était réputé pour guérir toutes les cochonneries qu’il y a en Afrique, il se targuait d’arrêter la gangrène, d’assécher les kystes et autres joyeusetés. Il vivait sur les hauteurs de Yaoundé et était d’origine bretonne, avec des yeux bleus comme les miens d’ailleurs. Bref, une rencontre improbable !
Cela s’est fait via une amie que j’avais rencontrée sur place et qui devait recevoir un soin chez lui. Elle m’invite à l’accompagner et alors ce fut comme une scène de film. Je rentre dans son antre, un endroit spécial avec des mobiles métalliques suspendus fait à partir de restes de voiture, et ce monsieur dont j’ai oublié le nom, me saute littéralement dessus en m’appelant « petit » et me dit d’attendre la fin du soin pour me parler et qu’il ne faut surtout pas que je parte. Il va soigner mon amie d’un lumbago en 15 minutes, puis il revient et me tombe dessus à nouveau et ne me lâche plus, me disant à quel point le fait de guérir c’est fantastique. Il me tance, il me crie parfois dessus en insistant, en me disant : « il faut que tu me croies, tu verras un jour tu comprendras ». Il est tellement excité qu’il saute en l’air parfois, c’est hallucinant ! Il me dit que sa mère lui a pris les mains sur son lit de mort et qu’elle demandé l’intersession de la Vierge pour lui transmettre le don de guérison. Et son regard me brûle la poitrine ! J’ai plus tard compris que j’avais été irradié !
Je ressors de cette entrevue complètement chamboulé, remué de l’intérieur et assez vite je sens mes mains devenir chaudes. J’étais parti dépressif, paumé, et quand je suis rentré j’étais un autre homme, cette expérience et cette rencontre m’avait transformé. En rentrant en France je dis à tout le monde que je veux soigner. La vocation est née comme ça. J’avais 21 ans.
Quelle histoire ! Je me rends compte que c’est très jeune pour avoir une vocation de ce type. Rare sont les shiatsushi qui peuvent dire qu’ils ont commencé si tôt. Et ensuite, que faites-vous une fois de retour à Montpellier ?
Hé bien je rencontre un ami qui est d’ailleurs aujourd’hui un grand ponte de la psychologie biodynamique, François Lewin[i], qui me donne un flyer. Dessus il y a marqué « Shiatsu et arts martiaux ». Il me dit : « Toi qui as fait du Judo quand tu étais jeune, ça devrait te plaire ». Je ne connaissais absolument pas le Shiatsu, n’en avais jamais entendu parler, mais j’y vais. Là, je tombe sur Thierry Riesser-Nadal[ii] qui était à Montpellier. Il n’y est pas resté longtemps, mais cette rencontre a été très forte. Il avait acheté un grand appartement et un beau dojo où il donnait ses cours. C’était quelqu’un d’assez surprenant et il faut dire qu’il connaissait bien son affaire.
Il faut rappeler qu’il fut le fils adoptif d’Okuyama Ryuho sensei, ce qui est rarissime pour un occidental, puis nommé officiellement héritier de l’école Hakko ryu jujutsu (NDR : école de Jujutsu de la 8e lumière, soit l’ultra-violet[iii]) et du Koho shiatsu, ce qui s’est très mal passé avec les autres senseis japonais. Très clairement, c’était un très bon pratiquant martial, mais il avait aussi une vraie qualité de main et un don dans son shiatsu pour ressentir et aller droit au but. On sait comment il a fini hélas[iv], et déjà à l’époque il ne mettait pas forcément son art au service des bonnes choses, mais plutôt de sa personne.
J’imagine qu’à l’époque les études de Shiatsu n’étaient pas structurées. Combien de temps avez-vous passé à étudier avec Thierry Riesser ?
On est en 1977, alors oui, les études ne sont pas du tout, mais alors pas du tout structurées (rires). Mais comme c’est passionnant, vraiment, je viens au rythme d’un dimanche par mois. J’ai oublié de dire qu’il avait aussi acheté un restaurant japonais et qu’il était généreux. Je me rappelle encore du tarif : c’était 80 francs toute la journée de cours + restaurant inclus. Même pour l’époque, ce n’était pas cher. Même pour moi qui n’avais pas beaucoup d’argent c’était très accessible. Dans la classe on n’est pas plus de six. C’était vraiment une autre époque.
Parmi les autres participants, y a-t-il eu d’autres personnes qui en ont fait leur métier ?
Non, pas que je me souvienne. Non, je suis le seul à avoir continué professionnellement. François Lewin est devenu psy, sa femme n’a pas continué, ainsi que mon ex-femme qui est décédée maintenant. Non, je suis le seul à être devenu praticien avec un collègue kiné fabuleux qui s’appelait Hervé Scala[v], qui lui a fait la formation en 1978. Paix à son âme, il est parti en 2015. Dans le même temps, je me dis quand même qu’avoir un vrai diplôme et de bonnes connaissances sur le corps ce serait pas mal. C’est pourquoi je passe et réussis le concours de kinésithérapeute. Mais cela ne m’intéresse pas d’en faire profession, je veux faire le métier de shiatsushi. Il faut dire qu’avec la kiné on m’a appris ce qu’était un homme structuré, organisé, qui possède une belle maison qu’on appelle le corps, mais cela reste le « petit homme de chair, d’os et de sang. Alors que lorsqu’on va dans la dimension de la médecine chinoise, c’était « l’Homme entre Ciel et Terre », avec toute sa dimension universelle et spirituelle ; sa tête est ronde comme le Ciel et ses pieds carrés comme la Terre. Alors, vous auriez fait quoi à ma place ? Mon choix a été vite fait ! Ce sera l’homme cosmique qui sera mon modèle.
Comment se passent les études avec Thierry Riesser ?
Alors, pour répondre à ta question précédente, cela a duré deux années très intenses, car il faisait comme faisait maître Okuyama. On ne pouvait accéder au Shiatsu sans passer par les arts martiaux. Il y avait donc des stages de shiatsu mais aussi d’arts martiaux. Il était complètement « esplanté » (surpris) comme on dit dans le Sud, car le Judo qu’on m’avait enseigné me permettait de très bien chuter et ça le surprenait vraiment beaucoup. On pouvait me demander de chuter dans tous les sens, donc il m’a vite eu à la bonne.
De plus, il voit que je vais finir kiné comme lui, que je suis passionné par le Shiatsu, donc il se passe une belle connexion entre nous et je suis si jeune ! Certes il a été caractériel et épouvantable à bien des égards, mais moi, il ne m’a jamais embêté, on a toujours eu une bonne relation. Du coup il m’a donné pas mal de choses, parfois à son insu d’ailleurs, mais j’ai beaucoup appris avec lui, tant sur le fond que sur la forme. C’était un homme de talent. On peut d’ailleurs dire qu’il avait autant de troubles psychologiques que de talents, c’est vraiment dommage qu’il ait mal fini. Par exemple, c’était un expert de la prise des pouls et son toucher était incroyablement affiné. J’ai donc beaucoup appris de lui, même si j’ai compris qu’il ne fallait pas rester dans son giron.
Parallèlement, je suis stagiaire à l’hôpital dans un service de pneumologie. C’est très intéressant, car je fais de la kiné respiratoire et ce n’est pas une blague car on sauve littéralement des vies quand on sait faire un « clapping » efficace[vi]. Du coup je reste six mois dans ce service. Mais on voit aussi des gens mourir et le bon côté de ces études de kiné c’est de m’avoir préparé au métier de thérapeute, de m’avoir confronté à la souffrance et à la mort. Je rencontre aussi un cadre chez les kinés qui est aussi acupuncteur et qui me donne un bon contact pour suivre un enseignement d’acupuncture. Je décide de suivre ces cours et là Thierry en prend ombrage. Peu importe, je lui explique que je fais ce qui me semble être indispensable pour approfondir le Shiatsu et je repars pour deux ans d’études en médecine chinoise sous la direction de Patrick Fleury. Ce monsieur n’est pas très connu aujourd’hui, pourtant il était sorti major de promotion de pas mal d’écoles d’acupuncture. Encore une fois on n’est pas beaucoup, 8 ou 10 pas plus. Toutes ces matières n’étaient pas encore en vogue auprès du grand public. Nous avions donc le sentiment de participer à quelque chose d’important, d’être des sortes de pionniers. On était tous des passionnés, personne ne pensait à l’argent mais voulait avoir une belle vie et suivre une belle voie. Pour cela les années 70 étaient bénies ! Il soufflait alors un vent de liberté et d’ouverture d’esprit qu’on ne retrouvera peut-être plus jamais
Cela commence à être pas mal côté études…
Ah, mais ce n’est pas tout, accroche-toi bien. Dans le même temps, je suis des cours avec Jean Maillet (dont le fils François Maillet est un homéopathe réputé) qui est physicien de l’air liquide. Pendant deux ans là aussi, il nous enseigne la médecine chinoise, mais au travers du prisme de la physique.
Étonnant ! Et cela donne quoi ?
Je te donne un exemple. Concernant les 6 qualités du Ciel des Chinois il nous disait : « mais non, en fait il s’agit de pression, volume et température, autrement dit en médecine chinoise : plénitude-vide, sec-humide, chaud-froid ». Il nous passait en revue toute la médecine chinoise comme ça, plus un gros apport du Yiking (NDR : le Livre des mutations) parce qu’il adorait ça. Là on planait complètement et je me souviens qu’au premier cours on se regardait en se demandant où on était tombé. (Rires). On était… dans le cosmos ! Cela dit j’ai sacrément progressé grâce à cette vision scientifique mais il fallait s’accrocher.
À force de baigner dans ce milieu martial et Shiatsu, l’envie grandit d’aller au Japon. Pourtant, il semble que Thierry Riesser ne veuille pas vous soutenir dans cette démarche. Que se passe-t-il ?
On est fin 1980 et j’en parle à Thierry Riesser, car évidemment il nous parle de maître Okuyama et du dojo là-bas, il explique également qu’on ne peut aller au Japon sans être recommandé, surtout pour entrer dans une école en tant qu’uchi-deshi (NDR : étudiant vivant à demeure auprès du maître), mais lorsque je lui en fais la demande, il ne veut pas. Pourquoi ? Je n’ai jamais compris vraiment la raison, sans doute à cause de ses ennuis personnels sur place ou de son côté caractériel. Mais mon ami Hervé Scala y était allé juste avant et lui me fait une belle lettre de recommandation. Au printemps 81, je pars en direction du nord de Tokyo, dans la petite ville-banlieue d’Omiya dans la province de Saïtama.
J’imagine que ce fut un énorme dépaysement tant au niveau humain que culturel, non ?
Déjà pour aller au Saïtama il fallait prendre le train pour la grande banlieue de Tokyo pendant au moins deux heures à l’époque et ensuite, j’ai erré dans les rues avant de trouver le dojo. Le dojo est un bâtiment de trois étages, ce qui est rare au Japon. Le sensei est vraiment riche. Comme Hervé avait été très apprécié avec sa gueule sympathique à la Tabarly, j’ai été très bien reçu, bien mieux que si ça avait été Thierry qui m’avait recommandé car il avait laissé un mauvais souvenir de par son caractère épouvantable et son ambition maladive. C’est donc la chance de ma vie car je suis très vite inclus dans la famille, notamment en raison de l’affection du fils handicapé du sensei Okuyama et surtout de son petit-fils Takashi qui m’adorait[vii].
Il y eut aussi une histoire de saké dès le premier soir où j’étais arrivé qui m’a valu une grande renommée dans le dojo et aussi dans toute la ville d’Omiya ; pour faire vite on m’a retrouvé ivre mort dans les toilettes et ça c’est reçu au Japon comme être allé au bout de soi-même. Incroyable n’est-ce pas ? J’avais en quelque sorte passé mon épreuve et j’étais maintenant des leurs, tout le monde me tapait sur l’épaule avec un sourire complice.
Mon senpaï (NDR: étudiant qui est plus avancé que soi sur la Voie, même s’il est plus jeune en âge) était Yasuhiro Irie, un homme d’une gentillesse extraordinaire, mais aussi un véritable génie des arts martiaux. Il avait de plus l’avantage d’être le seul à parler anglais et une amitié qui dure encore aujourd’hui est née à ce moment-là. Il fut pour moi un grand frère et un protecteur fabuleux. Sans lui ce séjour aurait été un enfer.
Je passe six mois terribles. Tous les jours on travaille 6 à 8h par jour au dispensaire puis le soir on a deux heures d’entraînement en yawara (ndr : ancêtre du jujutsu actuel). On s’entraîne avec une intensité incroyable. Pour le shiatsu je n’ai pas le droit de pratiquer, mais uniquement de regarder pendant des heures. Puis tous les soirs des sorties et beuveries affolantes et le karaoké était chose obligée. On ne dormait parfois que 3 ou 4 heures et c’était reparti. Il fallait tenir le rythme. Le travail physique était si intense que je me sentais malaxé, tordu dans tous les sens et dans mes rêves une force était à l’œuvre et continuait à me rincer, à me travailler au plus profond de mes cellules. De plus, le Shinto et les kamis étaient très présents avec beaucoup de cérémonies et j’avais la sensation que tout ça me remuait sans s’arrêter, jour après jour, nuit après nuit. Tu connais l’aïkido, mais là les techniques comme nikkyo étaient faites toujours à fond et sans précaution. Le soir mon corps était vermoulu, épuisé, mais il fallait encore sortir pour boire et chanter. C’était une vie de fou. Inoubliable ce Japon-là, mais si fatiguant !
Lorsque j’avais un peu de temps, Irie me prenait sur son triporteur et on allait rejoindre ses parents qui étaient des marchands de gaz et de charbon de bois ; ils m’apprenaient des mots japonais, à compter avec le boulier chinois, c’était l’immersion dans le Japon de tous les jours. Irie livrait les sacs de charbon et les bonbonnes de gaz et moi je l’accompagnais. Je devais faire rire les gens avec des gags convenus d’avance et lui se moquait gentiment de moi : succès garanti avec notre duo comique. Quand on n’avait rien à faire, on restait avec ses parents à la boutique. Là je voyais le Japon profond, celui des gens simples, il y avait le papa et la maman et un petit chien blanc. Et on était si bien ensemble. Alors qu’au dojo c’était une autre histoire, car Okuyama sensei n’était pas de la même classe sociale. Il était riche et célèbre. Il avait une grande réputation et des personnalités venaient se faire soigner chez lui. Là, les gens venaient sans rendez-vous, la clinique était ouverte et on attendait dans la salle d’attente, c’est tout. Ils étaient tous habillé à la japonaise, comme au 19e siècle. Un jour, il n’y eut plus personne pour tenir la clinique, tout le monde avait à faire à l’extérieur, alors ils m’ont dit que c’était à mon tour d’assurer la permanence et j’en fus terrifié. Mais personne n’est venu (rires). Je suis resté toute l’après-midi tout seul.
Quelles relations avez-vous eues avec Okuyama sensei ?
Ce n’était pas seulement avec le maître que cela s’est passé, mais avec toute la famille et quelle drôle de famille. Quand je suis arrivé, je vois Waka sensei (NDR : litt. « Jeune maître », le fils héritier) qui avait la tremblote de mains tellement il buvait. Puis son second fils, handicapé de naissance, qui m’a sauté dessus pour m’embrasser et cela il cherchait à le faire tous les jours. Il était légèrement trisomique et c’était une chose incroyable que de devoir se planquer car il voulait à tout prix t’embrasser. Enfin, le petit-fils Takashi – Taka-shan comme on l’appelait affectueusement – qui avait deux ans alors, s’est entiché de moi et ne voulait plus me quitter. Il me cherchait partout et m’appelait dans tout le dojo. Alors voyant que toute la famille m’aimait, maître Okuyama m’avait à la bonne, vraiment.
Mais finalement, vous n’avez pas tant pratiqué le Shiatsu pendant tous ces mois ?!
Quand je suis rentré en France, je n’ai pas osé dire que je n’avais pas pratiqué le Shiatsu, tu peux le marquer dans ton article. Côté martial j’avais fait des progrès incroyables, je suis d’ailleurs rentré avec des muscles partout et un corps sec, prêt à tout. Mais moi j’étais allé là-bas pour le Shiatsu et je pensais n’avoir rien appris. Sauf un dimanche par mois où les praticiens avancés venaient de tout le Japon pour échanger, pratiquer ensemble. Alors là oui, je pouvais faire du Shiatsu avec eux. Mais en réalité j’ai beaucoup appris, sauf que ce n’était pas intellectuel. C’était le corps qui avait appris énormément sur la posture, le rythme, l’intensité de la présence, savoir observer et « voler » la technique avec les yeux, la disponibilité du corps et sa réactivité au moindre changement, la capacité à tenir des heures et des heures sans faiblir. En fait, j’ai fait comme les Japonais : je me suis tu et j’ai appris en observant. J’ai été marqué au fer par ce passage au Japon. Je n’ai jamais autant souffert, mais quelle leçon de vie ! Une initiation en fait.
Lorsque vous rentrez, vous n’êtes plus le même homme et prenez la décision d’un gros changement de vie, direction Paris. C’est un peu l’histoire de beaucoup de français qui « montent » à la capitale.
Certes, mais ce changement fut très pénible pour moi. Je divorce, avec une petite fille de deux ans que je laisse dans cette histoire. Je suis déchiré, mais je pars pour Paris. Là Thierry Riesser m’a promis plein de belles choses, notamment de travailler ensemble, mais une fois sur place cela ne s’est pas passé comme prévu. Je le quitte car je perçois que je dois changer de voie et je doute de la qualité de la filiation. Alors j’abandonne tout et je me retrouve alors sans un sou à la capitale. Heureusement une amie, qui va devenir mon épouse par la suite, me dépanne et m’aide à m’installer. À nouveau j’entame tout une série d’études avec André Ratio, kiné-ostéo-homéopathe à l’époque, puis médecin un peu plus tard, car lui-même va reprendre des études. Il fonde un collège à la croisée de toutes ces approches et en relation avec la médecine chinoise et construit un grand nombre de liens entre ces différentes disciplines. C’est la première fois qu’il organise, avec d’autres pointures, cette étude au travers de stages mensuels et je peux te dire que ça vole haut !
Pendant ce temps je rencontre l’immense docteur Jean-François Borsarello[viii] et je fais deux ans de cours avec lui. C’est un grand acupuncteur dont les livres sont très connus. Là encore, c’est incroyable pour moi, une chance terrible J’y vais au culot, je le rencontre et lui avoue ne pas être acupuncteur, mais que je rentre du Japon et suis dans le Shiatsu. Avec son accent du Midi, il me dit « ah ça me plaît, vous pouvez venir », et là je suis immergé dans l’acupuncture de haute volée. Il ne donne pas vraiment de cours au sens classique du terme, mais réunit une fois par mois tout ce que Paris et la France comptent de grands acupuncteurs et ils échangent avec lui sur les cas difficiles qu’ils rencontrent dans leur pratique. Je me souviens encore, on se réunissait à l’Observatoire de Paris, dans le lieu magnifique de Thérèse Bertherat[ix], une disciple de Françoise Mézières[x] qui avait créé l’Antigymnastique. Bref, c’est une période d’ébullition intellectuelle même si franchement, sur le moment le niveau est trop fort pour moi. Je me souviens du nom du Dr Haxwawini qui est très réputé aujourd’hui et faisait partie du groupe.
Mais comment votre vie démarre à Paris, parce que les débuts n’ont pas l’air simple, non ?
C’est une patiente qui me prêtera un appartement pour me dépanner pendant trois mois, car les débuts sont vraiment durs. Je n’ai pas un sou en poche. Finalement, je rencontre un kiné qui m’aide avec la patientèle et j’arrive à louer juste en face de chez lui. Puis il me présentera un médecin acupuncteur et grâce à eux ma patientèle démarre. Je peux dire que ma vie professionnelle démarre d’entrée de jeu, et c’était déjà le cas à Montpellier, uniquement avec l’aide des médecins. C’est pour cela que je n’ai jamais séparé le Shiatsu d’une approche médicale et toujours eu d’incroyablement bonnes relations avec ce milieu. Ils m’envoyaient d’ailleurs leurs cas difficiles ou ceux qu’ils ne voulaient pas médicamenter. Un autre médecin, une femme qui est devenue ensuite médecin officiel au Sénat, s’est joint au premier groupe et là le monde a commencé à affluer sérieusement. Cinq ans plus tard, je m’installe dans le quartier Mouffetard – 35 rue de l’Arbalète – dans un immeuble charmant appelé « Villa Médicis » Et là, chose incroyable, c’est que c’est dans ce même immeuble que mon père est né en 1928. Cela m’a fait un drôle d’effet, d’autant qu’il n’y était que de passage vu qu’on est du Sud ou de Bourgogne mais pas de Paris.
Ce sont des années bénies d’immersion complète dans le Shiatsu. Je travaille 8 à 10h par jour comme je l’avais vu faire au Japon. Je ferai même jusqu’à 18 traitements par jour pendant un temps, sans pause entre les séances sauf pour le déjeuner. Je n’incite personne à faire cela, mais je voulais me plonger corps et âme dans le Shiatsu. Aujourd’hui je suis plus calme, j’ai décidé de ralentir l’année dernière et de diviser par deux, je ne fais plus que 6-7 personnes par jour. Mais cela m’a permis d’aller au-delà de la technique, au-delà de la pensée, d’être brassé par les katas du Koho Shiatsu. J’ai fait comme ça pendant 15 ans. Je n’avais à l’époque pas envie d’en parler, ni de l’enseigner, mais de le vivre comme un travailleur de fond. Je m’étais d’ailleurs surnommé le « praticien de l’ombre » car je n’avais ni plaque, ni sonnette avec le mot Shiatsu dessus, personne ne me connaissait dans notre milieu, tout se faisait par le bouche-à-oreille pour les patients et voilà. Les pharmaciens, les médecins du coin savaient qu’il y avait un kiné dans le quartier qui n’avait pas d’enseigne et qui recevait pieds nus toute l’année. (Rires)
Mais comment est-ce possible de tenir une telle cadence sur une si longue période ?
Ce n’est pas moi, c’est une force qui m’emporte et me permet de travailler ainsi. C’est comme un peintre qui travaille des années dans son atelier et ne dit rien ni ne montre rien, jusqu’à ce qu’il soit satisfait de son œuvre. Le Shiatsu c’est un art, une Voie, et on ne peut pas la vivre médiocrement, enfin c’est mon point de vue. J’ai été possédé par cette force de vie qui voulait vivre en moi
Cela ressemble à l’œuvre au noir en alchimie !
Oui c’est ça ! Je forge mon esprit, mon corps, ma technique sur des milliers de corps. En 1991 il se passe quelque chose. Une femme qui n’est venue qu’une fois me fait vivre une expérience incroyable : je prends ses pouls et je prends deux coups de rasoir derrière les oreilles. Je hurle de douleur, tout le monde sursaute et je me dis que cette douleur pourtant si vive n’est pas la mienne. Je lui demande « mais madame, qu’est-ce qu’on vous a fait aux oreilles ». Et là, elle me répond « il y a 3 semaines je me suis fait opérer des oreilles pour me les faire recoller ». Je venais donc de sentir dans mon propre corps le bistouri du chirurgien !
Là, j’ai compris plusieurs choses énormes dans ma construction de thérapeute. Tout d’abord, qu’il n’existe pas de séparation entre moi et l’autre, que je peux laisser remonter les sensations en moi pour mieux les soigner. Ensuite, que j’ai ressenti quelque chose qui avait eu lieu 3 semaines avant, donc le temps passé-présent-futur c’est de la poudre aux yeux, cela n’existe pas. On peut se connecter à tous les instants du temps. Et à ce moment j’entends une voix qui me dit « maintenant il faut que tu travailles avec ça ». Après ça, je fus tellement transformé que j’arrêtai les formations, je ne voulais plus apprendre dans une classe. Et je descendis en moi pour cheminer pendant 10 ans, à la manière chamanique comme l’étaient les premiers soins manuels en fait, même en Chine ou au Japon d’ailleurs.
Quelle histoire ! Et le Qigong dans tout ça, car aujourd’hui c’est une part importante de votre vie et de votre enseignement pour développer l’énergie chez les élèves.
À cette époque, il n’y a que la famille et le Shiatsu, ma femme et les trois enfants. Je commence tout doucement à enseigner dans quelques ateliers et dans ma première classe il y a notamment Michel Sarre en 1987 (NDR : actuellement l’un des grands professeurs de Shiatsu en France, basé dans le Sud-Ouest). C’est dans le jardin des plantes avec un brésilien d’origine catalane que je fais la rencontre du Qigong. Il ne voulait pas m’enseigner et me demande de lire « La voie de l’énergie » de Lam Kam Chuen et si ça me plaît de le rappeler après. Je découvre alors la posture de l’arbre et je commence tout seul. La première fois mon corps tremble. La seconde c’est encore plus fort et je commence à m’inquiéter. La troisième fois mon corps tremble si fort que je perds le contrôle et que j’ai l’impression d’être dans l’océan brassé par les vagues. L’une des vagues et si forte que je fais une sortie de corps, je quitte la terre et je voyage. C’est pour ça que je parlais de chamanisme tout à l’heure car si tu n’as pas vécu certaines expériences de ce genre tu ne connais pas vraiment le monde du Qi. Le lendemain le professeur de Qigong m’acceptait comme élève. J’ai pratiqué pendant 5 ans avec lui, une fois par semaine, mais avec l’obligation de travailler tous les jours. Sinon cela ne l’intéressait pas car il estimait indispensable ce travail quotidien. Et les expériences incroyables se sont additionnées, surtout le soir d’ailleurs. Il faut dire que je suis devenu accroc, car c’est une technique merveilleuse. Le Qigong fait maintenant partie de ma vie, pour nourrir l’être, l’énergie, le cœur et le Shiatsu. C’est comme si un maître me guidait de l’intérieur et venait à son tour nourrir le maître intérieur du patient dans la séance de Shiatsu.
Parlons donc de Shiatsu, de votre Shiatsu. En vous observant depuis plusieurs années, je m’aperçois qu’il y a trois constantes dans votre manière de pratiquer. La première c’est l’introduction de la musique dans la pratique. Expliquez-moi ça.
Tout ça vient du fait que j’ai fait pas mal de musique quand j’étais jeune. Puis quand j’ai commencé mes études de Shiatsu j’avais tout un groupe d’amis qui étaient des jazzmen professionnels et qui m’ont éveillé à cette dimension. Le jazz c’est particulier, car on écoute, on joue, on improvise, on rebondit, mais on reste en rythme. La musique c’est très joyeux, cela permet de vivre la vie comme un petit enfant que je reste au fond de moi. Je me sens tout à la fois comme cet enfant joyeux et aussi comme un vieil homme qui sait des choses de toute éternité. Et l’enfant donne la main au vieux sage. Il y a une phrase de Cervantès qui dit : « Garde dans ta main la main de l’enfant que tu as été ». C’est ce que je fais au quotidien et ça amène la joie simple mais profonde.
Quand je rencontre un patient, que je le touche, c’est comme si je lisais une partition. Toutes les parties du corps ne doivent pas être touchées avec le même rythme, le même tempo. C’est comme les aiguilles de l’acupuncteur qui vont à des profondeurs différentes selon le point. Et puis, la personne à une sorte de symphonie intérieure et moi je compose là-dessus. À nous deux on forme un duo et on se met à l’écoute l’un de l’autre, au diapason, pour finir par jouer un morceau ensemble.
Est-ce qu’il y a une autre musique plus profonde ?
Oui, il y a une musique universelle, c’est la musique du monde, du temps, de l’énergie, de la vie et parfois aussi de la maladie. Il y a un tempo cosmique[xi] qui bat la mesure et il faut savoir l’écouter, mieux encore, l’entendre. Il y a aussi un diapason cosmique et ça les Taoïstes l’avaient ressenti. Quand le rythme vient, là encore ce n’est pas moi qui décide quand faire une pause. Cela vient comme si on me parlait à haute voix « là, il faut s’arrêter » ! C’est pour ça que dans « mon » Shiatsu il y a des pauses régulières, avec les mains qui se posent, qui se connectent à la profondeur. Puis ça repart. L’avantage c’est que le Shiatsu devient très vivant ainsi, aucune séance ne ressemble à une autre. Mais c’est comme ça aussi quand j’enseigne. Je m’entends parler puis très vite ce n’est plus moi. Je ne parle plus, je suis parlé. Je n’enseigne plus, je suis enseigné. Ce n’est pas du tout la même chose, tu comprends ?
Oui très bien, cela m’arrive régulièrement en cours aussi. Seconde constante de ce que vous avez maintenant appelé le Sei Shiatsu, le Shiatsu de l’Homme sincère, c’est la place prépondérante du Cœur et de la dimension spirituelle. On retrouve l’importance pour vous du message chrétien et en même temps la dimension spirituelle indienne et orientale. Quand on reçoit un Shiatsu de votre part, on sent clairement bien plus que de simples pressions.
Bien sûr ! Alors, les gens le savent peu mais j’ai eu un grand-père qui travaillait en Inde à l’époque de Gandhi. Du coup, la maison familiale de Montpellier était pleine d’objets provenant de ce pays, des objets magnifiques, des tapis, des morceaux de bas-reliefs, des Bouddhas. Et cet homme m’a transmis très tôt un intérêt pour la spiritualité indienne. Il parlait de l’Inde sans arrêt et moi enfant j’ai bu ses récits. Il nous contait l’histoire des 10 avatars de Vishnou à nous les petits-enfants, donc oui je suis tombé dans la marmite tout petit comme on dit. Depuis, j’ai lu la plupart des écrits des grands maîtres indiens qui sont d’une force incroyable et j’ai fait connaissance avec la Mère Divine[xii], la maman de toutes les mamans, celle qui s’occupe des blessures de toute l’humanité, l’expression même de la compassion et de l’amour maternel universel. Tous les thérapeutes devraient avoir cette expérience de la Mère Divine pour prendre en charge les douleurs et les malheurs des gens. Si cette Mère Divine n’est pas avec toi à quoi bon soigner, tu es tout seul, si petit ! Si Elle est avec toi, tu sors toujours vainqueur de l’épreuve.
Chez les Chinois on parle du Sheng Ren, l’Homme droit ou l’Homme noble, qui grâce à sa vertu et sa compassion dépasse sa propre dimension et peut alors soigner. Ce n’est pas moi qui le dis, mais les 11 premiers chapitres du Suwen : « L’Homme accompli fait de son Cœur un miroir » et aussi « La main réalise ce que dicte le Cœur » nous dit zhuang Zi, voilà l’idée principale que j’ai fait mienne.
Dans l’Occident, de ce côté-ci de la planète, tous les guérisseurs sont reliés au Christ. Jésus c’est quand même celui qui montre qu’avec l’imposition des mains on peut guérir. Aucun vrai guérisseur ne soigne sans dédier ses soins et sa vie au Christ, car c’est le maître des guérisseurs. Et chez les musulmans c’est pareil. On l’appelle ʿĪsā. Si un musulman rêve d’ʿĪsā, le marabout ou l’imam va lui dire « va soigner, car tu es maintenant un guérisseur ». J’ai une étudiante musulmane qui a rêvé que le Christ lui embrassait les mains et lui lavait les pieds. Ni une ni deux, elle a cherché une discipline à pratiquer, un soin à prodiguer et maintenant elle fait du Shiatsu. Tu imagines ? Nous on se dirait, bof c’est juste un rêve. Et non le Ciel cherche des serviteurs et des réceptacles. Veux-tu en être un ? Dieu n’a pas d’autres mains que les nôtres !
La raison du succès en Shiatsu c’est quand le Cœur est comme un brasier, une flamme dévorante parce qu’il brûle ce qui n’est pas bon dans les autres cœurs. Et lorsque les scories du Cœur sont brûlées, il reste alors la Joie, une joie immense, celle qui sait que l’on est non séparé, infini et immortel. « L’âme ne craint pas que la mort la saisisse, elle sait qu’elle a l’infini pour époux » nous dit Al Maari le Soufi.
Voilà de quoi méditer et aborder la profondeur dans notre métier. Pour finir, dernière composante incontournable de votre Shiatsu c’est l’importance donnée à la médecine chinoise. Tout le monde ne fait pourtant pas ce choix.
Pour moi on ne peut pas contourner la médecine chinoise, ou au sens plus large la médecine orientale, parce que c’est une science de l’humain qui est phénoménale par son ampleur et sa profondeur. Sauf que, il n’y a que des livres pour les médecins et pas de livres écrits pour les guérisseurs. Quand on travaille avec la main, on ne passe par le mental alors on n’écrit pas là-dessus. C’est de l’ordre de l’indicible. Les sensations ne sont pas transmissibles. Si je dis à un élève « fais comme moi », il ne peut pas. Et si on me demande comment je fais pour sentir ce qui se passe en l’autre, je ne sais pas comment le dire. Je le sens et ce que je peux faire c’est aider l’étudiant à tourner son regard vers le dedans.
En fait, la médecine chinoise apporte un socle solide qu’il faut connaître, mais on ne peut pas en rester là. Tout d’abord est arrivée l’envie de soigner, cela doit venir des tripes. Ensuite on monte dans le mental et on apprend les règles et les lois de la médecine chinoise. Enfin, on redescend tout ça dans le ventre et les mains. Comme je le disais pendant le stage, si on ressent les lois de la médecine chinoise comme « le Cœur descend dans les Reins, le Feu réchauffe l’Eau », alors les mains deviennent les dépositaires de ces lois et les mettent en application. C’est puissant comme phénomène, on vient de le tester cet après-midi, c’est d’une fertilité incroyable ! Ce n’est pas anodin de faire ça. Donc oui il faut apprendre la médecine chinoise, mais pour l’intégrer et l’oublier ensuite. Une fois dans le Shiatsu c’est place aux mains, car elles suivent le mouvement du Cœur et ont été éduquées par les grandes lois : les tissus, les méridiens, les liquides organiques, les cinq éléments… tu les tiens dans les mains ces lois et elles s’appliquent. Comme l’ont dit les chercheurs en physique quantique, la matière n’existe pas, c’est un tissu de relations. Hé bien voilà ! Nous, on met tout en relation et tout passe par le Cœur. C’est surtout ainsi qu’on comprend que rien n’est séparé, tout est en relation. Croire que l’on est un autre séparé de la personne que l’on touche est une illusion si grave qu’elle détruit le monde actuellement. C’est comme si la main droite disait à la main gauche « non celle-là je ne la connais pas, je n’ai pas de relation avec elle, son problème n’est pas mon problème », c’est aussi absurde que ça. Nous sommes tous reliés nous sommes tous tissés de fils divins.
Après 40 ans de travail et notamment de travail sur vous-même, j’ai l’impression que votre Shiatsu n’est plus ce que l’on entend au sens académique du terme. Vous avez explosé le cadre pour n’être finalement que dans le Souffle.
Je garde quand même les protocoles, les katas, car c’est la route qui mène au souffle, au Qi et je suis obligé de l’enseigner, car cela forge les étudiants et structure la technique. Mais oui… pour moi cela n’importe plus. Ce n’est plus des séances de Shiatsu que je fais, mais à chaque fois une expérience de rencontre. Je cherche la paix profonde, l’endroit dans la personne où reste la paix pour la faire resurgir. C’est ce que les pratiquants de Zen décrivent en nommant le « Hon Gen », l’origine du monde où il n’y a ni vent ni vague. C’est là que je cherche à aller, à l’endroit où tout est suspendu et tout est possible. Pour cela il faut passer par le corps pour toucher le Centre du centre, et celui-ci n’est pas dans le corps. The answer my friend is blowing in the wind… (il chantonne). Je te laisse avec ça (rires) !
Merci, je sens que je vais bien m’amuser à retranscrire cette interview. J’aime bien terminer un entretien par une question destinée aux lecteurs. Que diriez-vous aux pratiquants et aux étudiants pour qu’ils ne se découragent pas durant les années d’études, de travail et d’épreuves qui arrivent quoiqu’on fasse ?
Sans réfléchir, voilà ce qui me vient tout de suite c’est :
- Pactiser avec le Ciel. Sans le Ciel l’homme est vraiment petit. Il faut appeler le Ciel en soi. Il faut l’accord du Ciel pour ouvrir le chemin de sa vie. L’Homme est Grand si le Ciel est avec lui.
- Trouver son maître intérieur pour grandir chaque jour un peu plus, apprendre et travailler sans relâche, car la récompense est toujours prête pour ceux qui s’en donnent la peine. Le maître intérieur c’est la vie intérieure, c’est la présence, la conscience, le Soi.
- Ne jamais rien faire à contrecœur pour rester soi-même et heureux de l’être. Et constamment s’appuyer sur la JOIE !
Mille mercis pour ce qui n’est plus du tout une interview, mais un véritable voyage par les mots. Bon voyage pour la mission en Inde qui démarre dans trois jours et à bientôt sur les tatamis.
Avec plaisir.
Notes :
- [i] Pionniers de la Psychologie Biodynamique en France, Christiane et François Lewin sont les fondateurs et formateurs principaux de l’Ecole de Psychologie Biodynamique.
- [ii] Thierry Riesser est une figure du milieu des arts martiaux et l’un des tous premiers pionniers du Shiatsu en France. Il obtint le menkyo kaiden (plus haut diplôme traditionnel japonais) de son école, fut adopté par le fondateur Okuyama Ryuho et devint héritier de l’école Hakko-ryu, ce qui lui apporta beaucoup d’inimitié de la part des autres maîtres japonais. Finalement, il quitta l’école pour fonder l’Okuyama-ryu en France. En Shiatsu il fonde la FFSTJ (Fédération Française de Shiatsu Traditionnel du Japon) en 1975 en France, première fédération historique de Shiatsu dans l’hexagone, à ne pas confondre avec l’actuelle FFST qui date de 1994.
- [iii] Pour en savoir plus sur la 8e lumière, lire cet article.
- [iv] Thierry Riesser-Nadal s’est suicidé au Japon en juin 2010 à l’âge de 60 ans
- [v] Hervé Scala, kinésithérapeute, formé en Médecine Chinoise Traditionnelle, fut l’un des grands noms parmi les thérapeutes et formateurs en bio-psycho-généalogie. Son épouse Mireille Scala est toujours active.
- [vi] Le clapping est une ancienne technique anglo-saxonne de kinésithérapie respiratoire. Aujourd’hui elle est remplacée par le drainage actif ou passif permettant l’accélération du flux respiratoire (AFE).
- [vii] Takashi Okuyama est actuellement le doshu (maître de la Voie) de l’école Hakko-ryu jujutsu et du Koho shiatsu.
- [viii] Le Docteur-colonel Jean-François Borsarello (armée de l’air) est l’un des pionniers de l’acupuncture scientifique en France. Il découvre l’acupuncture au Vietnam, alors qu’il était jeune Médecin du Corps Expéditionnaire français à Saïgon. Dès lors, il n’a cessé de se passionner pour l’acupuncture, poursuivant ses études au Japon en 1965 auprès du Dr Yoshio Manaka à l’institut Kitazato à Tokyo-Odawara dont il cite certains de ces commentaires dans son dernier livre paru en 2007 [Acupuncture et plantes de pocone]. Allant jusqu’au Temple Ninnaji à Kyoto, il photographia même le célèbre manuscrit I Shin Po (traité d’acupuncture japonais), écrit par Tombaï Yasuyuri entre 982 et 984. Il laisse derrière lui de nombreux ouvrages dont un dictionnaire de médecine chinoise.
- [ix] Thérèse Bertherat fut une élève de Françoise Mézières. Elle fonda l’Antigymnastique. Plus d’infos sur cet article.
- [x] Françoise Mézières fut une pionnière en France en matière de kinésithérapie avec son approche posturale. Pour plus d’infos, lire l’article de Wikipédia.
- [xi] Cette notion est à rapprocher du « Ôm » des hindouistes et des bouddhiste, la vibration première de l’Univers qui permet la création des mondes manifestés dont toute la matière est d’origine vibratoire.
- [xii] Selon les hindous, la Mère Divine est l’expression féminine de Dieu.
Profile :
Ryuho Okuyama
Ryuho Okuyama est né en 1901 et fut l’un des élèves du célèbre Sokaku Takeda (1859-1943), qui transmit le Daïto ryu à de très nombreuses personnes, dont O senseï Morihei Ueshiba, le fondateur de l’Aïkido. C’est pourquoi le Hakkō-ryū-jū-jutsu d’Okuyama senseï prend naissance à la même époque que l’Aïkido. C’est en 1938 que le soke Ryuho Okuyama, alors âgé de trente-cinq ans, et qui vient de terminer ses études de médecine, ouvre son premier dojo à Tokyo. La technique qu’il enseigne, nommée hakkō-ryū, tire ses origines des Daitōryū aikijūjutsu, kito-ryū, takenuchi-ryū et tenshin-shinyo-ryū.
Grâce ses études de médecine, il apprit l’acupuncture et se prit d’intérêt pour les techniques de soins manuelles. Certaines sources (qui restent encore à vérifier à ce jour) disent que lorsque Tokujiro Namikoshi ouvre sa 1ère clinique de Shiatsu en Hokkaido en 1925, il le fait en partenariat avec Ryuho Okuyama et qu’ils collaborèrent pendant 10 ans avant de séparer, ce qui fait d’Okuyama l’un des pionniers du Shiatsu au Japon.
Mais tandis que Namikoshi insiste sur une pression de tout le corps et penche vers les connaissances occidentales, Okuyama préfère rester fidèle à la tradition de la médecine Kanpo et des méridiens. Après leur séparation, Okuyama créa sa propre forme de Shiatsu intitulé Koho Shiatsu, que l’on traduit par Shiatsu impérial. Il formera de très nombreux étudiants, dont Yasuhiro Irie (fondateur du Kokodo jujutsu et Shiatsu) ou Doshin So (fondateur du Shorinji Kenpo). Son premier étudiant étranger fut Thierry Riesser, qui devint son fils adoptif et héritier de l’école. Mais les maîtres japonais ne l’entendirent pas de cette oreille et le chassèrent de l’école. De retour en France, Thierry Riesser fut l’un des pionniers du Shiatsu dans l’hexagone et forma à son tour de nombreux praticiens à travers son école martiale.
Le style Koho Shiatsu est un style martial, centré sur un kata de base, mais qui tient compte de toute la panoplie des outils de diagnostic et de traitement de la médecine Kanpo. Il n’est enseigné que dans le cadre de jujutsu de l’école hakkō-ryū, car il s’agit d’une école traditionnelle (kō-ryū) et donc fermée sur elle-même. C’est la raison pour laquelle ce style eut nettement moins de diffusion et de retentissement que ceux de Namikoshi ou Masunaga.
Ryuho Okuyama décède en 1987, laissant la direction de son école de Jujutsu et de Koho Shiatsu à son petit-fils, l’actuel soke Takashi Okuyama.
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