Le Japon est passé par de très nombreux conflits tout au long de son histoire. Pour qu’il soit réunifié en un seul état, trois grands personnages vont se succéder dans cette tâche ardue, longue et douloureuse et toutes ces guerres intestines vont redoubler, amenant le peuple à traverser d’immenses souffrances, de misère et de famines. Oda Nobunaga, Hideyoshi Toyotomi et enfin Ieyasu Tokugawa laisseront bien des cendres derrière eux, mais au bout du compte ce sera la paix, une paix qui va durer plus de deux siècles. Si la médecine Kanpo a déjà fait des progrès comme nous avons pu le voir dans les épisodes précédents, elle va enfin pouvoir se développer et briller de tous ses feux. Pourtant, la concurrence des Hollandais va grandir également et apporter son lot de nouveautés et pousser plus loin les connaissances médicales du pays. Tout cela se joue en même temps et c’est en cela que la période Edo est la plus foisonnante et intéressante dans l’histoire de la médecine au Japon. Voyons ce qui se passe pour la médecine Kanpo pendant l’ère Tokugawa et l’expansion de la médecine hollandaise.
(illustration de Une : la rougeole contre la variole, le médecin comme juge)
A la fin de l’article précédent, nous avons vu comment les premiers Portugais apportèrent, notamment grâce aux missionnaires Jésuites, les bases d’une médecine radicalement différente de la médecine Kanpo. Grâce à l’action de Saint François-Xavier, ils furent pendant un temps bien reçus et les historiens parlent de cette phase comme celle d’une assimilation sympathique. Mais le corollaire de la venue des Portugais était l’implantation du Christianisme. Le grand shogun Oda Nobunaga (1534-1582), qui fut l’un des trois grands unificateurs du Japon, fit construire notamment la Kyoto Nambanji, soit l’église des barbares du sud à Kyoto. Les médecins Yaris et Geri-Gori y soignèrent les pauvres et les lépreux et créèrent un jardin de plantes médicinales sur le mont Ibuki non loin de là. Mais la poussée des idées chrétiennes devint rapidement insupportable aux samouraïs dirigeants. Le nouveau Shogun, Hideyoshi Toyotomi décide d’interdire la « propagande chrétienne » en 1589. Six franciscains et vingt Japonais sont crucifiés à Nagasaki. Cet événement va avoir de lourdes conséquences, car les Japonais gagnés au christianisme vont prendre les armes et se joindre aux clans qui résistent à la volonté d’unification du Shogun.
Côté médecins, deux d’entre eux qui avaient été les élèves des premiers portugais (Zengoro et Yasuemon) fuirent les persécutions en se réfugiant à Sakai, dans la région d’Osaka. En 1584, le médecin personnel du Shogun, Dosan Manase dont nous avons déjà parlé, se convertit au christianisme. Son influence sur le milieu médical est immense, puisqu’il eut quelque 300 000 adeptes. Cet événement cumulé avec les églises, les hôpitaux et la puissance commerciale et militaire grandissante des Portugais ne pouvait que pousser le Shogun Tokugawa[i] à les détester encore plus. En 1597 il proclame un décret de proscription des Jésuites. Il finit par combattre tous les chrétiens en 1639 à la bataille de Shimabara[ii] et en 1640 et décapita les membres de l’ambassade portugaise. Seul l’équipage put rentrer en Europe pour témoigner de la volonté du Shogun. C’est ainsi que commence le martyr des premiers chrétiens du Japon.
Lorsque Ieyasu Tokugawa (徳川 家康, 1543-1616) prit le pouvoir en tant que Shogun (dictateur militaire, l’empereur n’ayant qu’une fonction symbolique), il met fin à l’époque Sengaku (des provinces en guerre). La première chose qu’il demande sera qu’on lui apporte le « Miroir du Japon Occidental » (Azuma Kagami), soit l’histoire du pays et demanda au confucianiste Hayashi Michiharu de préparer une histoire officielle sous le nom de Honchō tusgan. Il le voulut à la manière des grands historiens chinois que sont Sīmǎ Tán et surtout son fils Sīmǎ Qiān (-145 à -86 av. J.C.). À la suite de cet ouvrage, d’autres historiens prirent régulièrement la peine de raconter l’histoire du Japon, tel que Rai San’yō (1780-1832) qui écrivit le Nihon Gaishi. C’est grâce à eux que l’on sait précisément ce qui se passa politiquement, mais aussi bien des aspects de la vie japonaise.
Cette période de Pax Tokugawa (en référence à la Pax Romana de l’antiquité européenne) et du règne du clan Tokugawa dura 250 ans. Elle est connue sous le nom de période Edo (actuelle Tokyo). Pendant ces 2 siècles et demi, la société nipponne changea profondément. La paix permit de meilleures récoltes et la population grandit, mais à un rythme bien trop rapide, pour atteindre les 30 millions d’habitants et les limites de la production agricole. Le pays ne connaît pas moins de 12 périodes de famines. La poussée démographique se fit surtout dans les villes et l’économie monétaire remplace le principe du troc traditionnel.
Évolution de la médecine Kanpo
La médecine populaire a toujours un très grand succès pendant la période Edo. On le sait grâce aux nombreuses publications de toutes sortes que l’on a pu conserver jusqu’à nos jours, comme les affiches, les réclames, les ouvrages, les feuilles volantes pour le public notamment celles qui ciblent une maladie en particulier, un peu à la façon des newsletters de nos jours. En 1959 à l’hôpital parisien de la Salpêtrière il y eut une exposition de ces publications où furent montrées des publications sur la rougeole (voir image de Une), l’hydrocéphalie, la variole et les soins d’urgence qui étaient les grands thèmes de cette ère Tokugawa. Dans les soins d’urgence (ou Kuatsu), on retrouve les racines des premiers secours et des techniques de réanimation d’ailleurs validées par la médecine moderne. Mais la médecine populaire c’est aussi de très nombreuses techniques plus ou moins basées sur les apports chinois et coréens, avec outils ou simplement manuelles.
A côté de cette approche populaire, la médecine sino-japonaise (médecine Kanpō ou 漢方医学, Kanpō igaku signifie littéralement « médecine des Han », nom ethnique du peuple chinois) reste l’un des socles de l’approche médicale. L’émigration chinoise, notamment sous les Ming, a apporté nombre d’ouvrages « derniers cris » sur les évolutions de la médecine chinoise.
Mais dans le même temps, les Japonais s’enthousiasmaient pour la médecine des barbares du sud. Alors, comment combiner ces deux approches sans perdre son âme japonaise ? La science dite de la Grande Asie est systématiquement confrontée et comparée à l’approche occidentale. Les Japonais ont alors abouti à un syncrétisme très étudié. Ils ont adopté à l’Occident une anatomie et une chirurgie inconnue chez eux, mais ont conservé largement la littérature chinoise dans les domaines de la doxologie (prière de soin), de la sémiologie (étude des signes ou symptômes), de la matière médicale (notamment pour la pharmacopée), de la médecine légale. C’est ainsi que la médecine Kanpō connue jusqu’à aujourd’hui s’est perpétuée en s’hybridant, ce qui en fait un style unique et forcément différent de la médecine chinoise. Les écoles traditionnelles sont assez nombreuses, tout comme en Chine. Parmi les plus importantes, citons l’école chinoise Li-Zhou et la Ko-I-hō ou « Prescriptions médicales anciennes ».
Parallèlement, le domaine de la pensée nipponne est de plus en plus influencé par le monde marchand. Celui-ci cherche toujours à connaître davantage son environnement afin de l’exploiter. C’est ainsi que va naître l’école Honzō-gaku sha qui désigne l’école naturaliste qui va détailler chaque minéral, chaque plante, et va donc connaître le défi de l’adéquation du nom et de la chose. Ce souci de la dénomination précise va évidemment avoir une influence sur le milieu médical. Les partisans de cette école furent Inō Jakusui (1667-1715), Masuoka Joan (1668-1746), Abe Shōō ( ?-1779). Mais le personnage le plus important fut un ingénieur des mines et métallurgiste, Hiraga Gennai (1729-1779). Celui-ci est une sorte de médecin manqué, car il est passionné par le corps, bien qu’il soit l’inventeur d’une machine produisant un courant électrostatique. Naturaliste passionné, il chercha non seulement à nommer, mais surtout à représenter au mieux les choses. Son grand ami fut Shiba Kokan (1737-1818) qui était peintre, graveur, fabricant d’épées et de thermomètres. S’il peignait dans le plus pur style chinois classique, en revanche il rédigea un ouvrage (Seiyo Gwadan, 1799) poussant à l’ouverture des arts vers le monde occidental. Mais d’une manière générale, la société reste écrasée sous le poids des traditions et de la rigidification des castes voulue par les différents Shogun Tokugawa afin d’éviter l’effritement de la société.
La situation du médecin japonais
La médecine Kanpo reprend sa place de premier plan et les apports de la médecine portugaise disparaissent presque. C’est le grand retour des valeurs japonaises. A ce moment-là on distingue dix types de personnel de santé :
- I-Shi : le médecin généraliste et omnipraticien (pharmacopée, acupuncteur…)
- Nai-i : l’interniste
- Geka-i : le chirurgien
- Shin-ka : l’acupuncteur et moxateur
- Gan-ka : l’oculiste
- Kō-shi-ka : le stomatologiste (dentiste)
- Sanka : l’accoucheur/accoucheuse
- Honetsugi : le rebouteux, spécialiste des fractures et luxations
- San-ba : la sage-femme
- Anmashi : le praticien en massage médical Anma
La position du médecin laïc et généraliste est plutôt enviable dans le système des castes. La société nipponne sous l’ère Tokugawa est divisée en cinq : samouraïs (anciens guerriers ou bushi), marchands, paysans, bonzes et parias (équarrisseurs, tanneurs, corroyeurs…). Les médecins se situaient dans un entre-deux, entre les administrateurs et les administrés. Il y a également les bonzes-médecins qui sont rattachés aux monastères bouddhistes, et font souvent œuvre de soins gratuitement. Mais pour en revenir au médecin laïc, il était suffisamment considéré pour avoir le droit de jouir d’un endroit à trois portes (trois toris, uniquement maison de style officielle). Il pouvait aussi porter la jupe de cavalier (hakama), la jaquette de soie armoriée, la barbe et la chevelure entière (pas comme les samouraïs) ainsi que les deux sabres (katana et wakizashi) ainsi que sa boîte à médicaments (inrō). Parlons en détail de ces deux derniers points.
Lorsque l’on était bien vu, socialement élevé, ou rattaché à un daïmyo (seigneur provincial), au shogun ou à la famille impériale, on se devait de porter les deux sabres, symboles d’appartenance à la classe dominante des guerriers. Généralement les médecins n’étaient pas des guerriers ou des artistes martiaux, mais ils ne pouvaient faire sans les sabres, qui d’ailleurs étaient obligatoires pour rendre une visite à la cour ou à un des membres du shogunat. En revanche, ce n’était pas toujours de vraies lames, mais très souvent des sabres de bois ornés et/ou laqués. On les surnommait « sabres de médecin », un peu comme les épées de nos académiciens, pas vraiment faits pour se battre. Les décorations les plus communes étaient le phénix, la langouste, le poisson, des plantes grimpantes. Quelques fois une boîte à médicaments était annexée aux sabres, afin de bien distinguer le médecin du simple samouraï.
Concernant cette boîte à médicaments, il faut savoir quelques petites choses. Tout d’abord, l’habit japonais traditionnel ne comportait pas de poches. Mais une personne un peu noble devait absolument sortir avec son porte-monnaie, son étui à pipe et sa blague à tabac (introduit au Japon vers 1570 par les Portugais). Il glissait alors tout dans leur ceinture, en plus des deux sabres. Et pour le médecin il fallait ajouter l’inrō (de in cachet et rō boîte). A l’origine ce sont de petites boîtes de 4 pouces de côté faites pour transporter des sceaux afin de signer les documents. Mais petit à petit on a trouvé qu’il était plus facile d’y mettre les cachets de la médecine Kanpo, si importants dans la tradition orientale, et tous les nobles prirent cette habitude. Pour ne pas qu’elle tombe de la ceinture, on ajouta une cordelette qui passait dans la ceinture et nouée à une petite pièce de bois de l’autre côté. À la fin du XVII° siècle, une nouvelle mode arriva de Chine où la pièce de bois fut gravée avec des motifs animaliers. On l’appela alors un netsuke. Très vite inrō et netsuke devinrent des objets d’art, dont les plus belles pièces étaient signées par l’artisan. Le netsuke du médecin était en ivoire de cétacé ou en corne de cerf, ces deux substances passant pour être des médicaments anti-fièvre. On le raclait donc avec l’aide d’une lame pour le donner au malade. Le netsuke des nobles était en bois taillé, en porcelaine, avec parfois des incrustations en or ou argent, sculpté et poli à l’extrême pour qu’il n’accroche pas la soie des habits de luxe. Tout cela dura jusqu’à l’ère Meiji où les habits occidentaux avec des poches rendirent ces objets inutiles.
La guilde des aveugles et la médecine
Il faut comprendre que toute l’énergie des shoguns Tokugawa était orientée à une seule chose : éviter coûte que coûte que les guerres intestines ne ravagent à nouveau le pays comme ce fut le cas pendant des siècles. Une fois les Portugais et les Japonais christianisés réduits à néant, le troisième shogun Iemitsu Tokugawa promulgua la fermeture du pays. Cette politique appelée Sokaku (鎖国, lit. « pays fermé ») s’appliqua à travers toute une série d’édits allant de 1633 à 1639. Il fallait fermer le pays aux influences étrangères néfastes, mais aussi bloquer le pays en lui appliquant des règles et des castes que nous avons vues.
Au sein de la société, chacun était donc désigné pour accomplir une tâche, à l’exception des aveugles. Où les caser ? Contrairement aux idées reçues, les malvoyants et aveugles n’étaient pas abandonnés à leurs sorts, même si beaucoup étaient miséreux. Alors que la perte de la vue – que ce soit au début du Japon moderne ou aujourd’hui – peut être considérée comme un handicap, les aveugles de la période Tokugawa pouvaient s’épanouir grâce à leur handicap. Les aveugles de l’époque occupaient une place importante dans un large éventail de professions : conteurs et musiciens itinérants, artisans, paysans, marionnettistes de Kabuki, prêteurs sur gage, acupuncteur, masseur et même créateur littéraire. Plusieurs aveugles participèrent d’ailleurs à la création du « Dit de Heike », un texte important de la littérature japonaise, où ils récitaient de mémoire les combats héroïques des guerriers disparus.
Au Moyen-Âge, les aveugles avaient créé une guilde : la Tōdō-za (lit. « la guilde à notre façon »), basée à Kyōtō. Cette guilde soutenait les activités économiques des aveugles et se mêlait aussi de politique. Au XVI et XVII° siècles, la guilde grandit rapidement et devint puissante notamment grâce au métier de prêteur sur gages. Leur réputation concernant les échanges monétaires et le repérage de la fausse monnaie était bien établie et la guilde devint riche et puissante au moment où les Tokugawa régnaient, notamment parce que les nobles s’établirent de plus en plus dans les grandes villes et parce que les samouraïs s’appauvrirent, n’ayant plus de batailles à mener et que les artisans développaient leurs affaires. Il fallait de l’argent pour tout ce monde-là, argent que l’on prêtait entre 30% et 60% de taux d’intérêt.
Les acupuncteurs aveugles avaient la réputation d’être très sensibles de leurs mains et de savoir où poser exactement les aiguilles. En 1630 Jōkan Yamakawa, l’un des dirigeants de la guilde, devint l’acupuncteur de Iemitsu Tokugawa. A sa suite on trouve celui qui est considéré comme le père de l’acupuncture moderne, Wa’ichi Sugiyama (1614-1694), également conteur du « Dit de Heike » et grand dirigeant de la Tōdō-za. Après avoir étudié l’acupuncture et le massage Anma, Sugiyama médita 100 jours dans une grotte et eut une illumination pour ne jamais rater l’insertion d’une aiguille, il créa un tube d’insertion (une simple feuille enroulée sur elle-même) dans laquelle il glissait une aiguille. Puis il tapotait dessus, ce qui provoquait une insertion sans douleur et très stable. De plus il développa des aiguilles très fines en or ou en argent et devint un expert national en Shinkan (diagnostic oriental).
Sa réputation fut telle qu’il devint l’acupuncteur du shogun Tsunayoshi Tokugawa (1646-1709). Grâce à sa position il développa de nombreuses écoles médicales pour aveugles, mais après que Sugiyama eut guéri une maladie névrotique dont souffrait le shōgun, son travail reçut l’aval officiel de l’État, ce qui accrut considérablement la popularité de ses écoles. Il forma des centaines d’étudiants en Anma et acupuncture.
Les aveugles excellaient également dans le massage grâce à leur sensibilité tactile. Le massage Anma fut autorisé pour les aveugles, car il demandait moins d’études que l’acupuncture. Cependant, les masseurs médicaux devaient eux faire des études longues et lire nombre d’ouvrages. C’est ainsi que se créa deux types de masseurs Anma : les masseurs classiques pratiquants le Kōhō-Anma (Anma ancien) et les masseurs Anma aveugles. La guilde comprit immédiatement que dans une société en paix, qui s’enrichit et où les loisirs devenaient plus importants que la simple survie, le masseur aveugle pouvait tout à fait concurrencer les masseurs classiques. Leurs avantages étaient simples : ils se déplaçaient dans les rues, jouant du pipeau pour attirer l’attention en criant « Anmashi, anmashi » et allaient chez les gens au lieu qu’ils aient à se déplacer au cabinet médical. De plus, ils étaient moins chers que les professionnels de santé.
Leur succès fut fulgurant au point qu’à la fin de l’ère Tokugawa, 80% des aveugles vivaient du massage et il y avait tant de masseurs aveugles dans les rues, que les sifflets de leur pipeau étaient vécus comme une nuisance sonore. La qualité des massages, excellente à l’époque de Sugiyama, décrut petit à petit. Nombre des masseurs aveugles faisaient le minimum et étaient surtout réputés pour faire s’endormir le client le plus vite possible afin d’arrêter de travailler, attendant qu’il se réveille pour demander son dû, soit 48 pièces de cuivre, un prix fixé par édit shogunal. Il existe même un dicton moqueur qui disait « quand le client commence à ronfler, l’anmashi s’illumine ».
Introduction de la médecine hollandaise
Après la défaite des Japonais christianisés et des Portugais, les seuls Européens à obtenir le droit de rester furent les Hollandais, car ils étaient protestants et n’avaient pas pris part au prosélytisme. Et encore, ils furent autorisés uniquement sur la presqu’île de Dejima en face du port de Nagasaki. Ils y installèrent la Compagnie hollandaise des Indes, compagnie concurrente de celles des Anglais et des Français. Une fois par an ils allaient à Edo, la capitale, faire des compliments au Shogun ce qui leur permettait d’établir des contacts avec la cour, notamment avec le prince, et de parler de sciences et de médecine. Mais la langue posait un problème. Par habitude, les Japonais conversaient en portugais avec les étrangers. Le gouverneur hollandais de Batavia (actuelle Jakarta en Indonésie) écrivait en chinois avec Nagasaki pour être mieux compris des Japonais. Mais tout cela créa plus de confusion qu’autre chose.
Évidemment, l’école hollandaise de médecine s’opposait à toutes les autres conceptions possibles de la santé. Il était même interdit aux interprètes de lire les livres hollandais. Du coup, les premiers ouvrages circulaient sous le manteau comme le livre intitulé « Tradition d’école de la chirurgie des barbares roux » (紅夷外科宗伝, Kōi Geka Sōden) de Narabayashi Chinzan, qui était une traduction du traité de chirurgie du français Ambroise Paré avec les images de l’édition néerlandaise de 1649. Ce livre ne fut publié qu’en 1769 chez un libraire de Kyoto.
Les premiers étudiants qui représentèrent cette médecine furent tous (ou presque) des interprètes, qui malgré l’interdiction shogunale, étaient attirés par ce savoir nouveau. Le Shogun Yoshimune Tokugawa ordonna alors qu’on en sache un peu plus sur toutes les sciences venant de Hollande[iii] et demanda l’import de livres hollandais au Japon vers 1720. Cette année-là est la charnière concernant l’ouverture à l’étude des sciences hollandaises, c’est-à-dire européennes. Il demanda également au bibliothécaire de la cour (Aoki Konyō ; 1698-1769) et au médecin attaché à la cour (Noro Genjō ; 1693-1761) d’apprendre le hollandais pour pouvoir lire les ouvrages et apprendre. Les traductions ne tardèrent pas, notamment l’œuvre du médecin Johan Adam Kulmus (1689-1745) suite à l’autopsie (non autorisée) d’une femme condamnée à mort qui marqua vivement les traducteurs. En 1773 sortit la traduction de Kulmus sous le nom de Katai Shin-hō (Nouveau traité d’anatomie) par Sugita Genpaku et ses collègues. Suivirent d’autres ouvrages par les mêmes traducteurs comme Yoka taisei (Manuel d’oncologie chirurgical), Teriaka-hō sanko (thèse sur les thériaques[iv]), Yōjō-shiji fuka (Sept remarques sur l’hygiène), Kei-ei yowa (discours de déontologie et d’éthique médicales), et enfin Rangaku-koto hajime (Débuts de l’étude de la médecine hollandaise au Japon).
Le gouvernement nippon décida de créer alors une école d’interprétariat, et les Hollandais firent de même de leur côté. À partir de là, tout s’accéléra. Ils formèrent des médecins japonais et des chirurgiens qui étaient – de fait – également des interprètes. Leur influence monta rapidement auprès de la cour et du gouvernement shogunal. Certains étudiants furent même envoyés à l’université de Leyde en Hollande pour y suivre une formation complète en médecine, dont le premier fut Nakashima Chosaburo, surnommé au Japon « Docteur Pigeon » en raison de son voyage au loin tel un pigeon voyageur. En 1643, une tempête échoua un navire hollandais et l’équipage rescapé fut envoyé à Edo. Parmi eux le médecin Kaspar Schampbergen impressionna grandement les dirigeants du pays et il resta plusieurs années à la capitale, sur ordre du Shogun. Il commença à former des médecins et des chirurgiens sur place avant de retourner vers les siens sur la presqu’île de Dejima.
Du côté hollandais, de nombreux chirurgiens bénévoles vinrent au Japon dès 1650 et promurent l’approche occidentale. Mais le nom de Kaspar restait sur toutes les lèvres et les écoles se mirent à fleurirent : école de la chirurgie de Kaspar (Kaspar ryū geka), école de chirurgie des barbares du sud (Namban ryū geka), école de chirurgie des Hollandais (Oranda ryū geka), toutes durèrent jusqu’au 19° siècle. Tant qu’à faire, et vu le succès de la médecine comme porte d’entrée vers le Japon, on enseigna la médecine à tous les interprètes en formation à la Compagnie des Indes. Ces nouveaux médecins-interprètes purent alors traduire des œuvres majeures de la médecine occidentale. Quant à Arashiyama Hoan il est l’auteur du « Traité de chirurgie européenne » (Kōi geka sōden). Enfin, Nishi Gempo, puis Katsuragawa Hoshū devinrent l’un après l’autre les médecins du Shogun. L’influence hollandaise était désormais au cœur du pouvoir.
À partir de là, la médecine occidentale connut un développement constant, mais ce ne fut pas un long fleuve tranquille pour autant. Les adeptes des sciences occidentales eurent à lutter (parfois vivement) contre la masse de leurs compatriotes. Pour asseoir leur savoir-faire, les hollandisant demandèrent l’autorisation d’inviter un médecin. Il faut attendre 1857, avec l’invitation officielle du docteur en médecine et en chirurgie J.L.C. Pompe Van Meerdervoort. Durant son séjour, il créa la 1re école de médecine occidentale le 15 novembre 1858 avec 14 étudiants sélectionnés par le pouvoir impérial, puis rapidement davantage dès l’été suivant. Mais les obstacles furent nombreux :
- Manque de finances
- Manque d’ouvrages et de matériel
- Manque de savoir sur à peu près tout. Il fallut donc enseigner toutes les matières
- Manque de mots en japonais, les interprètes ne sachant quels mots utiliser pour, par exemple, parler de calorimétrie
- Manque d’habitude de la manière de pensée occidentale et de leur vision du monde, très différente de l’esprit japonais lié à la nature.
En septembre 1859, Pompe Van Meerdervoort fit la première dissection officielle au Japon, dans la région de Nagasaki. Il y en avait déjà eu, mais plus sauvage, en tout le cas illégal. D’abord réticentes, les autorités shogunales acceptèrent devant un argument de poids : il faut connaître l’anatomie pour lutter contre le choléra qui sévissait alors au Japon. On prit un condamné à mort qui fut décapité devant tous les étudiants réunis. Une seconde dissection eut lieu en novembre 1859, mais les résistances furent nombreuses par la suite, et le docteur fit importer des modèles[v] français en carton-pâte pour illustrer le corps humain. Par la suite et grâce à ses efforts, ce docteur put petit à petit ouvrir son école et ses étudiants aux différentes spécialités médicales et c’est ainsi que la médecine européenne prit définitivement pied au Japon.
Introduction de la médecine orientale en Europe
Mais si la médecine hollandaise fit une percée au Japon, les premières influences de la médecine Kanpo voyagèrent également dans l’autre sens. Le docteur en médecine Wilhelm ten Rhijne[vi] (1647-1700) partit pour les Indes Orientales en 1673. Il débarque en 1674 à Nagasaki et devint le chimiste, botaniste et médecin du Shogun. Il y resta deux ans avant de repartir dans l’autre sens, avec un arrêt à Batavia (dans les Indes néerlandaises, actuelle Indonésie) en 1676. De retour, il rédigea « Dissertatio de Arthritide: Mantissa Schematica: De Acupunctura: Et Orationes Tres », à Londres[vii] en 1683. Il est ainsi probablement l’un des premiers (voire le premier) à vulgariser l’acupuncture en Europe. Quatre ans plus tard il récidive avec un second ouvrage : « De Lepra asiatica, De Asiatise Melaatsheid », publié à Amsterdam en 1687 et réédité en 1937. Il retourna à Batavia où il mourut en 1700.
Si son œuvre fut importante (il n’écrivit pas moins de sept ouvrages), il fut éclipsé par son grand rival, l’allemand Andreas Cleyer[viii] (1634-1697) qui apporta à Batavia les premiers plants de thé japonais et vulgarisa la médecine chinoise en Hollande.
Souhaitant être le 1er a introduire la médecine orientale en Europe, il accusa Ten Rhijne de plagiat de sa propre œuvre. Il fut démontré par la suite qu’il n’en était rien, puisqu’il rentra du Japon en 1685 d’où il fut expulsé par les autorités shogunales pour ne pas avoir contrôlé les entrées illégales des produits hollandais sur l’archipel. Son retour en Europe n’intervient qu’après les publications européennes de Ten Rhijne, comme l’a démontré un tribunal de l’époque. Mais il était trop tard, le mal était fait pour Ten Rijne.
De plus, Cleyer rédigea plus de 200 observations sur la botanique japonaise et leur utilisation en médecine, et bien qu’il n’eut pas d’élève, son travail fut célèbre, notamment son œuvre majeure « Specimen Medicinae Sinicae, sive Opuscula Medica ad Mentem Sinensium » dont est tirée la planche des méridiens ci-dessous.
Autre grand personnage qui fit beaucoup pour l’introduction de l’acupuncture et de la moxibustion en Europe fut l’Allemand Engelbert Kaempfer (1651-1716). Ce scientifique se fit connaître grâce à son grand voyage qui dura 10 ans (de 1683 à 1693) en passant par la Russie, la Perse, l’Inde, l’Asie du Sud-Est et le Japon. Arrivé en mai 1690 au Japon et il rencontra par deux fois le Shogun Tsunayoshi Tokugawa (1649-1709, cinquième Shogun Tokugawa).
Il sera le premier à décrire un Ginkgo Biloba suite à sa visite d’un temple bouddhiste de Nagasaki en 1691, et au passage ramena quelques graines de cet arbre qu’il planta plus tard au Jardin botanique d’Utrecht (en Hollande. Ces arbres sont toujours visibles aujourd’hui). Ses talents de botaniste, scientifique et médecin lui permirent d’avoir de bonnes relations avec les autorités japonaises et il put observer en profondeur la société d’alors, qu’il décrit comme rigide[ix]. Kaempfer a également rassemblé des documents et des informations sur l’acupuncture et la moxibustion japonaises. Son traité sur la guérison des coliques à l’aide d’aiguilles et sa présentation d’un « miroir de moxa » japonais ont eu une influence considérable sur la réception de la médecine extrême-orientale dans l’Europe du XVIIIe siècle.
(à suivre)
Notes
- [i] Les shoguns Tokugawa prirent le pouvoir en 1603 et le rendirent à l’empereur en 1868. Durant 265 ans ils imposèrent une période de paix forcée (la Pax Tokugawa) et de développement des arts et métiers. La société fut figée à l’aide de classes sociales et de règles strictes, et le pays fermé aux étrangers, à l’exception du port de Nagasaki. Par conséquent, elle ne sut pas s’adapter à la modernité des idées et des produits introduits par le monde extérieur, notamment par les Hollandais et les Allemands.
- [ii] La rébellion de Shimabara (1637-1638) est une importante révolte de paysans japonais au cours du Shogunat Tokugawa qui eut lieu dans la presqu’île de Shimabara et les îles Amakusa, situées dans Kyūshū, à 70 kilomètres de Nagasaki. Les causes du soulèvement furent loin d’être exclusivement religieuses, mais les paysans insurgés et leur chef Amakusa Shirō (de son vrai nom Masuda Tokisada (1621?-1638), étaient généralement portés par la foi chrétienne.
- [iii] Rangaku est le terme japonais pour désigner l’effort d’assimiler la langue et les sciences hollandaises. Les kanji 蘭学 signifient littéralement « études/écoles hollandaises »
- [iv] Les thériaques sont des préparations médicinales de l’antiquité grecque, d’au moins 50 composants dont une forte dose d’opium.
- [v] Probablement ceux du Dr Louis Thomas Jérôme Auzoux (1797-1878), célèbre pour ses fabrications dans son usine de Saint-Aubin (Normandie) de modèles humains et animaux, comme le « Grand écorché » toujours conservé au musée de médecine de l’université de Bruxelles.
- [vi] Wilhelm ten Rhijne (1647-1700) fut médecin et botaniste. Il devint employé de la Compagnie des Indes néerlandaises en 1673.
- [vii] Pour comparaison, il faut attendre 1671 pour que la mention « Acupunctura » apparaisse en France, dans l’oeuvre parue sous le titre de « Les secrets de la médecine des Chinois consistants en la parfaite connaissance du pouls et envoyé de la Chine par un français, homme de grand mérite ». Publié à Grenoble, l’auteur semble être le jésuite Philippe Couplet à son retour de Chine, du moins si l’on en croit Heyndrickx Jerome dans son livre « Philippe Couplet, S.J. (1623-1693) : The man who brought China to Europe » (L’homme qui a apporté la Chine à l’Europe), Verbiest Foundation, Leuven, 1990.
- [viii] Andreas Cleyer (1634-1697) commença sa vie comme simple soldat pour la Compagnie des Indes en 1666, puis devint physicien, botaniste, pharmacien, commerçant et à son retour du Japon il s’érigea en grand « japonologue » et jaloux de la réputation de Wilhelm ten Rhijne qu’il essaya de décrédibiliser.
- [ix] Comme déjà dit la société fut entièrement rigidifiée notamment avec la création des castes, des règles de comportements et de vie très strictes dans le but d’éviter toute reprise des guerres intérieures. Cela a conduit à une impossibilité pour les habitants de passer d’une caste à l’autre.
Sources
- Une catastrophe glorieuse : le martyre des premiers chrétiens du Japon, Nagasaki, 1597. Par Clotilde Jacquelard. Consultable en ligne sur Journals.openeditions.org
- La découverte du Japon par les Européens (1543-1552). Rui Loureiro, éditions Chandeigne, 2013.
- La médecine japonaise, des origines à nos jours, 1977, éditions Roger Dacosta, par Pierre Huard, Zensetsou Ohya et Ming Wong.
- The Guild of the Blind in Tokugawa Japan, Roger Groemer, Monumenta Nipponica vol.56, 2011, Sophia University Press. Consultable en ligne ici.
- Blind in Early Modern Japan: Disability, Medicine, and Identity, Wei Yu Wayne Tan, 2022, University of Michigan Press
- Harold J. Cook: Matters of Exchange. Commerce, Medicine, and Science in the Dutch Golden Age. Yale University Press, New Haven CT u. a. 2007
- Hanbury, Daniel. Science Papers: Chiefly Pharmacological and Botanical ; 1876 London: Macmillan and Co. Consultable en ligne sur Google Books.
- Wolfgang Michel: Glimpses of medicine and pharmaceutics in early Japanese-German intercourse in International Medical Society of Japan (ed.): The Dawn of Modern Japanese Medicine and Pharmaceuticals – The 150th Anniversary Edition of Japan-German Exchange. Tokyo 2011
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