Dans l’épisode précédant, nous avons vu la fin de la période Kamakura, tout premier shogunat à régner sur le Japon. La période Muromachi qui s’ouvre en 1333 est l’une des plus complexes, riches et stimulantes de l’histoire de l’archipel. C’est à la fois une période très troublée et pleine de conflits, mais aussi une période d’essor incroyable pour les arts et techniques. La médecine fera des bonds en avant, notamment en matière de chirurgie et parce que les premières influences occidentales se font sentir avec l’arrivée des tout premiers voyageurs portugais.
La période Muromachi est relativement complexe, mais on peut la diviser en deux grandes parties. La première est celle de la stabilisation du pouvoir par le clan Ashikaga. Après la prise de la ville de Kamakura (5 juillet 1333) par Ashikaga Takauji (1305-1358) pour le compte de l’empereur Go-Daigo (1288-1339). Pendant 3 ans (1333-36), l’empereur revint au pouvoir dans ce qui est connu sous le nom de la restauration de Kenmu. Mais ce n’était qu’un empereur fantoche, et finalement Takauji reprit le pouvoir et se fit nommer shogun en s’appuyant sur la branche impériale rivale et en promouvant l’empereur Komyo (1322-1380). Go-Daigo fuit vers le sud et le pays fut coupé en deux entre une cour impériale au sud et l’autre au nord. Cette étrange situation intenable déboucha immédiatement sur un conflit qui s’étala sur une longue période : pas moins de 56 années. Ces conflits étaient localisés, mais très destructeurs. Les Ashikaga finirent par remporter la guerre et réunifier le pays sous leur coupe.
Pour stabiliser le pays, le shogun nomme des shugo, qui sont des gouverneurs militaires régionaux. Ces hommes vont avoir une influence majeure dans le développement du pays, car ils tirent leurs richesses de leurs villes et campagnes. Mais dans la seconde partie de cette période, ils prirent une influence grandissante et devinrent de plus en plus agressifs les uns envers les autres. En 1441 le shogun Asikaga Yoshinori est assassiné et les Ashikaga ne seront plus à même de faire régner l’ordre. La guerre d’Ōnin (1467-77) va déchirer le pays et les anciens shugo deviennent des seigneurs de guerre qui créent des états autonomes. Le chaos se généralise entre 1477 et 1573 où pendant un siècle tout le monde s’affronte. C’est la période dite Sengoku jidai ou « des provinces en guerre » en référence à la période chinoise appelée « les royaumes combattants ». Le pays n’est que révoltes, guerres, conquêtes et il faut attendre 1573 et la période suivante pour retrouver la paix.
De nombreux progrès
Alors que l’on pourrait croire le pays à l’agonie, c’est au contraire une période très riche pour les arts et les sciences. Même la population va croître rapidement. En fait, l’effort de guerre généralisé pousse tout un peuple à se battre, certes contre lui-même, mais aussi à innover sans cesse. Vers 1550 le servage féodal est aboli et les paysans se transforment en métayers. Les villes maritimes prennent de l’ampleur et le commerce avec le reste de l’Asie. Du coup, la première législation sur les transports maritimes apparaît également. On introduit de nouveaux produits de luxe et en 1558 le sucre fait son apparition. On créa la bibliothèque Kanazawa, l’école Ashikaga et de nombreux établissements culturels. Les sciences intéressent bien évidemment l’élite politico-guerrière pour avoir le dessus sur leurs ennemis et les voyages d’études vers la Corée et la Chine se multiplie.
Les religieux ne sont pas en reste. De nombreux prêtres bouddhistes font des voyages à la fois pour étudier les textes de la Loi, mais aussi pour apprendre les arts, les lettres, la médecine, notamment en Chine maintenant que rayonne la dynastie Ming. De nouvelles écoles s’ouvrent, les temples se multiplient, les centres de soins et dispensaires également. L’un des moines médecins les plus connus de cette période est Majima Seigan ( ?-1379) qui fonde une école d’ophtalmologie qui porte son nom. C’est avant tout une secte bouddhiste, mais qui se spécialise dans le traitement des yeux. La médecine est un excellent moyen pour attirer les pèlerins et aider le peuple à se convertir. Cela n’enlève en rien la qualité des praticiens, bien au contraire. Traitements, collyres et même chirurgie oculaire, Seigan rédigera le Majima ryū ganmoku hiden shō, l’un des traités les plus importants sur ce sujet puisque le premier au Japon.
Progrès en chirurgie
Si au début de la période Muromachi seule l’élite guerrière est à l’œuvre dans de petits conflits localisés, l’évolution des batailles donne lieu à de grands rassemblements d’hommes qui s’affrontent. Non seulement les bushis (guerriers) sont toujours sur le champ de bataille, mais aussi les ashigeru (soldats-paysans servant de piétaille). Tout le pays, toutes les couches de la société sont touchées par la guerre ou l’effort de guerre. Les artisans forgent des armes ou des défenses, les paysans triment pour produire du riz et servent de piquiers, les haras produisent des chevaux de guerre, l’élite combat aussi. Pour les guerriers c’est même la première fois dans l’histoire de ce pays que plusieurs générations ont la certitude de devoir se battre tout au long de leur vie.
Sur les champs de bataille, les blessures et les mutilations sont légions. Du coup, les premiers chirurgiens sur place sont aussi des guerriers qui cherchent à panser leurs alliés. Nous parlons ici des nobles qui s’entraident et ont suffisamment de connaissances intellectuelles et anatomiques pour se pencher sur ce sujet. La piétaille est livrée à son sort. Ces chirurgiens sont appelés kinsō-i que l’on peut traduire par « chirurgien des blessures ». Ce nom permet de les distinguer d’une seconde catégorie de chirurgiens appelés yōka ou « chirurgien des furoncles ». Pour la distinction on peut dire que l’un était pour les affections des civils et l’autre pour les blessures de guerre. Mais sans savoir trop pourquoi, les kinsō-i devinrent également des obstétriciens renommés. Leur réputation est la même que pour les barbiers-chirurgiens de la Renaissance européenne. On les considère comme sales, honteux d’aller voir ce qu’il y a dans le corps, et du coup non fréquentable en bonne société. Le corps médical classique se raille d’eux, mais c’est grâce à eux que la médecine fait les plus grands progrès en anatomie et dans l’art de suturer les plaies.
La médecine Kanpo
Il faut bien le dire, avec la coupure de toutes les relations entre le Japon et l’empire des Song (960-1279) la médecine chinoise a accusé un gros retard. Cela a bien sûr permis de créer un esprit plus japonais à cette médecine et à développer le sens critique vis-à-vis des écrits chinois et coréens, donnant ainsi véritablement naissance à la médecine Kanpo. Mais grâce à la dynastie Ming (1368-1644) et au rétablissement des relations diplomatiques et commerciales, la médecine d’origine chinoise au Japon connaît un second souffle. Syōkei Takeda part en Chine en 1365, Gekko en 1444 et tous les deux publièrent de nombreux traités à leur retour. Mais le médecin le plus important est sans doute Tashiro Sanki (1465-1537) qui après 12 ans d’études sur le continent revint pour diffuser largement deux grands médecins chinois de l’époque Qin et Yuan : Li Dongyuan et Zhu Danxi.
Il enseigna notamment à un autre très grand nom de cette période : Dōsan Manase (1506-1594). Après avoir longtemps déclaré que le froid était l’origine de la maladie, on accepta enfin qu’un excès de Yang (le Feu) puisse aussi être une cause très sérieuse de pathologie. On imagine ainsi la théorie des feux internes qui attaquent les organes et les viscères (zang-fu). La seconde grande hypothèse est le conflit entre le Yin et le Yang, conflit dans lequel le Yang est toujours trop fort. Ces nouvelles hypothèses permirent d’ouvrir le champ des possibles dans les traitements avec la pharmacopée ou l’acupuncture et si autrefois il fallait toujours réchauffer et faire des moxas, maintenant il fallait aussi savoir purger le Feu, calmer le Yang et refroidir le corps. Grâce à cela, la médecine Kanpo revint alors à son plus haut niveau pendant la période Muromachi.
Sous la période Song, le Japon connut également les premiers pas du Néo-Confucianisme. Sous la période Ming, malgré quelques fluctuations entre les trois courants de pensée (sanjiao : confucianisme, bouddhisme et taoïsme), l’équilibre s’est maintenu. Les Japonais firent alors de même et acceptèrent la présence du Confucianisme aux côtés du Shintoïsme et du Bouddhisme. Ce dernier courant put alors déployer son discours, notamment en ce qui concerne l’importance du Qi (le Ki en japonais, alors qu’il s’agit d’un concept d’origine taoïste) et du Li (le Ri en japonais), soit de la notion de principe. Ces principes devaient être les mêmes pour l’Homme, l’État et la Nature. Alors, le Ki peut circuler librement. En matière de santé il fallait développer le Ki pour devenir fort et se protéger des maladies. Ce concept fut facilement intégré par la population, car il était moins obscur que les nombreuses lois qui gèrent les relations Yin/Yang et le langage populaire se mit à créer des expressions intégrant le Ki. La santé devint alors un équilibre dans les interrelations entre l’Homme et son environnement.
Plus pratiquement parlant, l’école chinoise dite Li-Zhu, introduite au Japon par Sanki et enseignée par Manase, eut une influence majeure. Il faut dire que ce dernier fut à la fois un grand professeur et un médecin de la cour impérial. Au cours de sa vie il publia de nombreux traités de médecine dont notamment le Keitekishu (Guide de la pratique médicale) en 1574. Le grand apport de ce médecin érudit fut d’établir des procédures standards pour établir le diagnostic. Selon ces procédures il y avait quatre observations qu’un bon médecin devait maîtriser :
- L’observation visuelle (couleur de la peau, les cheveux, les urines et les selles…)
- L’observation auditive (toux, sifflements, ton de la voix, bruits divers…)
- L’observation des réponses du patient (sur la santé, les sensations, l’appétit, l’état émotionnel…)
- L’observation palpatoire du pouls et de l’abdomen
En thérapeutique l’importance fut mise sur la vomification et les purges, ainsi que sur la sudation. Avec les approches qui consistent à équilibrer, clarifier, réchauffer et tonifier, les Huit règles thérapeutiques de la médecine orientale sont déjà là. Toutes les bases de la médecine Kanpo sont enfin en place et ces écoles n’eurent aucune concurrence sérieuse jusqu’à la fin du 18e siècle.
Arrivée de la médecine « barbare »
En 1543 un navire comme on n’en avait encore jamais vu de mémoire de Japonais, s’échoua sur les côtes sud du pays, sur l’île de Tanega-shima, au sud de Kyūshū. Les survivants avaient de drôles de tenus, le teint blanc et de grosses barbes. C’est en raison d’un typhon et d’un naufrage qu’eut lieu le premier contact entre les Portugais et les Japonais. Ces Européens furent appelés Nambanjin ou « Barabares du Sud ». En pleine guerre civile, leur arrivée fut un bouleversement, notamment parce que leurs congénères amenèrent par la suite des teppo (fusils), armes prodigieuses et complètement inconnues de l’archipel. Peu à peu ils revinrent tous les ans faire du commerce. Cette première période pour les étrangers fut celle de l’assimilation sympathique.
Pourtant, les étrangers ont tout simplement interdiction de parcourir le pays, ce qui n’empêcha pas un jeune et brillant étudiant de la Sorbonne, proche d’Ignace de Loyola et cofondateur de la Compagnie de Jésus, de débarquer à Kagoshima le 27 juillet 1549 : St François Xavier (1506-1552).
En 1555 un groupe de missionnaires débarqua au port de Nagasaki. À leur tête se trouvait le chirurgien et jésuite Luis de Almeida (1525-1584), bien décidé à retrouver François-Xavier. Diplômé de chirurgie en 1546 à Lisbonne, il fait ses preuves pendant 10 ans au comptoir portugais de Goa (en Inde) puis de Macao (en Chine). C’est sa seconde venue au Japon (il y est déjà venu en 1552) et cette fois il a bien l’intention d’aider les jésuites à convertir les âmes. Leur plan est aussi simple que celui des bouddhistes : faire de la médecine pour attirer les conversions. Étant également un marchand à succès, c’est lui qui assure les finances de l’expédition. À son arrivée il fonde pour commencer un orphelinat dans la ville de Funa (aujourd’hui ville de Ōita (dans la préfecture du même nom) pour tous les enfants se retrouvant seuls au milieu des conflits incessants entre les daimyos (seigneurs provinciaux). L’année suivante, en 1556, il fonde un hôpital de 100 lits au même endroit dont le coût (5000 cruzados) fut entièrement à sa charge. L’hôpital fonctionnait ainsi. De Almeida s’occupait de la chirurgie et ses étudiants japonais convertis au christianisme s’occupaient de la médecine interne.
N’ayant pas assez de personnes compétentes sous ses ordres, il s’intéressa aux médecins Kanpo et reconnut l’excellence de la médecine chinoise qu’il avait déjà observée à Macao. Il engagea alors plusieurs médecins et forma ainsi le premier hôpital avec une double approche thérapeutique. Le succès médical fut si important que les conversions au christianisme se multiplièrent rapidement. Devant ce changement à la fois culturel, religieux et médical, les autorités shogunales interdirent la Compagnie de Jésus et De Almeida fut contraint de quitter Kyūshū en 1560. Mais son aventure au Japon ne s’arrêta pas là et il n’eut de cesse de convertir les populations et les nobles au christianisme, jusqu’à sa mort. Même si l’hôpital d’origine fut détruit en 1587 par les troupes de Satsuma, il existe aujourd’hui une statue commémorative devant l’hôpital d’Ōita. Grâce à (ou à cause de) cet homme-là, la médecine au Japon va connaître de profonds bouleversements dans les périodes à venir.
Auteur : Ivan Bel
(à suivre)
Sources :
- « La médecine japonaise, des origines à nos jours », 1977, éditions Roger Dacosta, par Pierre Huard, Zensetsou Ohya et Ming Wong.
- « Handbook to Life in Medieval and Early Modern Japan », 2007, William E. Deal, Oxford University Press
- « Leaving for the Rising Sun: Chinese Zen Master Yinyuan and the Authenticity Crisis in Early Modern East Asia », 2015, Jiang Wu, Oxford University Press
- « Encyclopedia of the History of Science, Technology, And Medicine in Non-western Cultures », 2008, 2nde edition, Helaine Selin, Springer-Verlag New-York Inc.
- « Concepts of Chinese Science and Traditional Healing Arts: A Historical Review », 1993, Peng Yok Ho & Frederick Peter Lisowski, World Scientific Pub Co Inc.
- « Médecin et médecines dans l’histoire du Japon », 2013, Paris Les Belles Lettres, Meiko Macé
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