Interview avec Stéphane Vien

5 Déc, 2022
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Cet article a déjà été publié dans le magazine Dragon spécial Aïkido (avril 2017) et sur le blog de Stéphane Crommelynck (praticien de Shiatsu et enseignant d’Aïkido) mais la qualité de celui-ci fait qu’il n’était pas utile de refaire une interview. Nous avons donc le plaisir de republier ce magnifique entretien, surtout que Stéphane connaît bien Stéphane.
Stéphane Vien est un grand professeur qui vit au Québec (Canada) et vient régulièrement en France et en Belgique pour dispenser son enseignement. Reconnu pour sa compétence en Shiatsu mais aussi pour sa capacité à lire le visage, Stéphane Vien raconte ici son parcours qui l’a mené des arts martiaux au Shiatsu. Il partage sa vision de sa pratique, des méridiens et du rapport entre Shiatsu et arts martiaux. Si vous ne connaissez pas encore cet enseignant, alors pas d’hésitation : découvrez-le tout de suite !


Par Stéphane Crommelynck

Stéphane Crommenlynck : Bonjour Stéphane, pour les lecteurs qui ne te connaissent pas trop bien, peux-tu te présenter à eux en leur expliquant par exemple ton enfance et le début de ton chemin thérapeutique?

Stéphane Vien : Je suis né à Montréal en juin 1961, je suis un enfant de ce qu’on a appelé ici « la Révolution » tranquille. Un moment pivot caractérisé par de nombreux changements sociaux et une séparation nette de l’état québécois et du pouvoir de l’Église. Ce mouvement national a permis l’instauration d’une nouvelle identité québécoise.

Durant mon enfance, il y a eu un vent de changement important dans plusieurs domaines de notre quotidien. Par exemple, une réforme majeure en éducation et une importante ouverture sur le monde, qui s’est traduit entre autres, par la réalisation de l’exposition universelle de 1967 soit l’Expo ‘67. Plusieurs nations y étaient représentées, ayant chacune leur pavillon thématique pour la durée de l’évènement. Parmi ces pavillons, il y avait bien entendu celui du Japon, qui avait fait sur moi, je m’en souviens encore, une forte impression. Ce pavillon admirable, contenait une magnifique exposition de nombreuses pièces d’art traditionnel, et entre autre, une authentique armure de samouraï. Celle-ci éveilla immédiatement ma curiosité concernant son origine et la tradition à laquelle elle appartenait. J’aimais l’exotisme de ce pavillon et la sensation que le pays du soleil levant  avait de nombreux secrets à m’offrir.

Vue de l’exposition universelle de Montréal en 1967

Durant cette même visite, j’ai pu voir une courte démonstration de Judo, art qui m’a tout de suite plu par son côté spectaculaire et son efficacité remarquable  (à 6 ans, c’était magique de voir un adversaire plus petit avoir le dessus sur un grand!).

Quelques mois plus tard, le centre de loisirs de mon quartier offrit des cours de Judo pour enfants, je m’y suis inscrit immédiatement et j’ai pratiqué le Judo pendant quelques temps, sans toutefois persévérer par la suite.

Je me rappelle, dans les mêmes années, avoir aperçu un grand reportage à la télévision d’état. Cette chronique concernait la visite d’une école en Chine où l’on voyait les enfants assis à leur bureau pratiquant l’auto massage du visage avant le début des classes. Je me souviens très bien avoir ressenti, lors ce visionnement, une forte  curiosité pour cette pratique. Même si je ne n’y comprenais rien, quelque chose dans cette intervention m’interpelait.

Auto-massage du visage – enfants chinois à l’école.

Quelques années ont passé et, vers l’âge de 12 ans, par un dimanche après-midi pluvieux, alors que je cherchais un film à aller voir au cinéma, mon choix s’est arrêté sur un film de Kung Fu. À l’époque ce type de film était encore peu connu et c’est avec curiosité que je me suis assis dans la salle de projection. J’en ai eu pour mon argent! Pour un jeune garçon hyperactif, à la recherche de sensations fortes et d’exotisme, j’étais ravi !

Quelques semaines plus tard, je récidivais l’expérience en me rendant voir La fureur de vaincre avec Bruce Lee. Cela a été un véritable coup de foudre ! La performance de l’acteur m’a totalement renversé !

Nous savons maintenant l’impact que Bruce Lee a eu dans plusieurs domaines. À l’époque, il a été pour moi, sans savoir trop  pourquoi, une pure révélation. Il m’ouvrait  à la découverte d’un monde étonnant et plein de possibilités. Encore aujourd’hui, je peux confier sans honte qu’il a été l’une des sources principales de mon intérêt pour l’Orient et indirectement pour l’étude du Shiatsu.

Stéphane Vien faisant un high kick – (C) S. Vien

Comme beaucoup d’enfants, tu as donc commencé la pratique sérieusement par la vue de films de ce genre?

Tout à fait. Bien motivé, j’ai donc été m’inscrire au dojo près de chez moi qui enseignait le Karaté, le Judo et l’Aïkibudo. J’ai adoré ces quelques années qui m’ont permis de me découvrir et découvrir la culture martiale japonaise. Par la suite, j’ai poursuivi avec la pratique du Taekwondo, jusqu’à la ceinture noire et j’ai également enseigné à des classes d’enfants, puis aux adultes, pour enfin diriger l’une des  écoles de l’association à laquelle j’appartenais. Durant ces années, j’ai aussi « flirté » avec l’Aïkido, le Ninjutsu et le Tai-chi.

C’est à cette période que tu as découvert le Shiatsu à travers les arts martiaux ?

Lors d’un séminaire auquel je participais, l’un des professeurs nous a proposé de faire un peu de Shiatsu en fin de classe, ce fut une découverte déconcertante !! Je ne savais pas trop quoi faire de ce nouvel intérêt mais, sur ces entrefaites et par pure coïncidence, une amie m’a prêté le livre du Shiatsu d’Ohashi. J’ai alors commencé à m’intéresser à cette philosophie qui rejoignait celle des arts martiaux, et qui en même temps répondait concrètement à nombre de mes questions, qui restaient  encore sans réponses à l’époque.

Je me souviens durant mes années de pratique martiale que lorsque je m’interrogeais sur des sujets en dehors du cursus de formation tels la cosmologie ou la philo, mon maître me rétorquait souvent que j’aurais les réponses une fois atteint un niveau avancé.

J’ai réalisé bien plus tard, que ce que je recherchais dans le domaine martial, j’allais finalement le trouver par l’entremise de mes études en Shiatsu. J’ai donc abandonné la pratique des arts martiaux pour me consacrer entièrement à l’étude du Shiatsu.

Pratique du Taekwondo avant celle du Shiatsu (C) S. Vien

Comment s’est produit le passage de la pratique martiale à l’étude sérieuse du Shiatsu?

Vers la même époque, j’entends parler de la venue à Montréal d’un professeur de Shiatsu nommé Ohashi. Je fais alors le lien avec le livre qui m’avait été prêté quelques mois auparavant et je décide d’aller à la soirée d’information où celui-ci présente le contenu de sa formation.  Cette rencontre fut décisive! Ses premières paroles m’ont immédiatement conquis.

J’étais au début de la vingtaine, en pleine recherche de ce que je voulais faire de ma vie. Même si ça peut sembler un peu « ésotérique », j’ai ressenti immédiatement que je voulais en savoir plus. Je ressentais intuitivement que j’étais au bon endroit et que l’étude du Shiatsu allait jouer un rôle important dans ma vie. À partir de cette rencontre avec Sensei Ohashi, j’étais bien décidé à mettre autant d’énergie dans l’étude du Shiatsu que j’avais pu en mettre dans la pratique des arts martiaux.

Ohashi Sensei était donc devenu ta référence mais également le mentor du Shiatsu Canadien?

Oui mais malheureusement ou heureusement, l’association entre Sensei Ohashi et l’organisation qui le faisait venir à Montréal a cessé après quelques années et quelque chose d’inattendu s’est produit. L’organisation a fait venir à Montréal d’autres professeurs de calibre international : Pamela Ellen Ferguson, Pauline Sasaki et Tetsuro Saito, auprès de qui je pu m’ouvrir à l’enseignement de points de vue très variés concernant la pratique du shiatsu et le legs de Maitre Masunaga.

Wataru Ohashi senseï et Stéphane Vien – (C) S. Vien

Tous ces professeurs avaient des visions différentes de l’enseignement de Masunaga mais très complémentaire à la fois. J’ai eu la chance d’explorer et de m’imprégner de ces points de vue variés. Une fois mes études terminées, j’ai  par la suite complété la formation propre à Sensei Ohashi à New York et j’y suis retourné ponctuellement pour « recontacter » son enseignement. Ohashi a eu la gentillesse d’accepter mon invitation à revenir à Montréal en 2012 après une absence de plus de 20 ans au Québec.

Je crois que le fait d’avoir étudié avec autant de professeurs différents m’a permis d’avoir une capacité à utiliser ce qui « fonctionne », tout en respectant la tradition mais sans pour autant y être enfermé. Pauline m’a enseigné l’importance de la posture et de l’écoute subtile du corps. Ohashi sensei m’a enseigné la discipline et l’esthétique du mouvement, Saito sensei m’a appris à faire confiance à mes sensations et aux messages provenant du corps de mes receveurs.

As-tu à cette époque étudié d’autres approches liées au Shiatsu?

Tout en poursuivant mes études en  shiatsu, j’ai également fait des études parallèles en macrobiotique et fait de l’assistanat dans le cadre de consultations macrobiotiques (alimentation, mode de vie, etc.).

J’ai également complété  une formation en massage suédois, afin de mieux saisir l’impact de l’aspect musculaire sur le système des méridiens. Cette année de formation m’a confirmé, à l’époque, le  lien très étroit entre la libre circulation du Ki dans les méridiens et un système musculaire détendu et souple.

Qu’est-ce que la pratique du Shiatsu t’a apporté ?

Au fil des années, la pratique du shiatsu m’a permis de développer une plus grande sensibilité aux messages de mon corps et m’a également permis d’entretenir une bonne mobilité et une bonne souplesse globale. Une harmonie entre mon mental et mon corps. D’ailleurs, pratiquer l’art du Shiatsu me rend encore aujourd’hui léger et heureux. Quand je pratique régulièrement le Shiatsu, mon mental se calme, je suis en mesure de prendre un recul face à mes activités et de conserver cet état « Zen ». Pratiquer le Shiatsu est un peu comme prendre du temps pour moi-même. Ça me permet par la suite de faire face aux difficultés de la vie avec plus de perspective et de sérénité. C’est ma méditation quotidienne, quoi !

Par ma présence à ma posture, je favorise une plus grande disponibilité de mon esprit et ma propre circulation de l’énergie dans mes méridiens. La preuve en est que lorsque je ne peux pratiquer le Shiatsu durant un certain temps, je ressens un manque ! J’ai alors besoin de trouver quelqu’un d’assez gentil pour accepter de recevoir un Shiatsu ! (Rires)

La pratique du Shiatsu me permet également de me connecter davantage à mon intuition.

Tu parlais au début de cet entretien de ta pratique des arts martiaux qui fut à l’origine de ta découverte du Shiatsu. Quel a été l’impact des arts martiaux sur ta pratique du Shiatsu ?

Le fait d’avoir pratiqué des arts martiaux dans un premier temps m’a permis d’aborder l’enseignement du Shiatsu avec une attitude un peu martiale : structure, discipline, entraînement. À mes débuts, l’enseignement du Shiatsu, c’était du sérieux et je m’appliquais à le transmettre avec sincérité… et parfois, je l’avoue, avec un peu trop de zèle !

Puis au fil des années, j’ai adapté mon enseignement de façon à y inclure plus de plaisir et d’échanges dans les interactions entre les élèves et moi-même. J’ai déjà entendu certains de mes anciens étudiants des premières années dire que je m’étais drôlement adouci avec les années !

Stéphane Vien durant un séminaire, un enseignement apaisé avec le temps. – (C) S. Crommelynck

Tu échanges fréquemment avec des pratiquants d’Aikido, tu animes d’ailleurs des stages dans des dojos d’Aïkido. Quels sont pour toi les similitudes et les parallèles entre cet art et le Shiatsu?

En plus des traits de caractère que les deux disciplines développent chez ses adeptes telles la persévérance, la patience, la capacité de travailler sur soi-même, les principes du Shiatsu ont en commun avec l’Aïkido les points suivants :

  • l’utilisation du hara (NDR : zone de l’abdomen). En Shiatsu, tous les mouvements ont pour origine l’utilisation du hara et une respiration abdominale soutenue.
  • L’utilisation de l’appui au sol comme source du mouvement. Le Shiatsu se pratique au sol, non sur une table. L’utilisation du sol comme source de nos mouvements est toute naturelle et permet au corps du shiatsushi de rester à la fois enraciné et détendu, ce qui est le sujet du prochain point.
  • L’utilisation d’une posture juste (équilibrée) ni trop tendue ni trop lâche. En Shiatsu le corps doit rester tonique sans être tendu et décontracté sans être ramolli. Cette attitude juste (équilibrée) permet alors d’utiliser le transfert de poids efficacement et permet également d’être à l’écoute de l’autre de façon naturelle.
  • Harmoniser nos actions avec l’état ou la condition d’uke, celui qui reçoit (NDR : on utilise aussi le terme jusha en Shiatsu). En shiatsu, le receveur manifeste ses besoins par l’expression de zones de tension jitsu et de régions de relâchement anormal kyo. Tout comme l’aïkidoka suivra les mouvements de son adversaire dans une danse harmonieuse et méthodique, le thérapeute Shiatsu travaillera les méridiens et régions Kyo/Jitsu, changeant de rythme, de profondeur de travail, de position, effectuant à sa façon un kata dynamique, qui n’est pas sans rappeler celui de l’aïkidoka.
  • L’utilisation du levier. Tout comme en Aïkido, en Shiatsu nous utilisons constamment le principe de levier. Que ce soit pour soulever un membre, faire un étirement ou mobiliser une articulation, nous n’utilisons jamais de force physique, mais bien l’utilisation du hara et l’application du principe de levier. Il n’y a aucune énergie perdue par l’effort musculaire du donneur. Cette attitude permettra de conserver son énergie et de cultiver une présence bienveillante pour le receveur.
Sumo contre Stéphane Vien, belle illustration du travail du hara. – (C) S. Vien

À ton avis qu’est-ce que le Shiatsu peut apporter aux pratiquants d’Aïkido en tant qu’uke/aite (receveur en Shiatsu) ?

En tant qu’aïkidoka, recevoir régulièrement des shiatsu pourra améliorer la souplesse globale de ses articulations, ce qui évitera les douleurs articulaires souvent secondaires à l’entraînement : hanches, genoux, épaules, coudes, bas du dos. Le Shiatsu est non seulement une méthode curative, mais est également un bon moyen de prévenir ce type de problématiques. J’ai également observé que le fait de recevoir des shiatsu permet généralement d’améliorer de façon remarquable le temps de récupération à la suite de blessures ou traumatismes propres à l’entraînement martial.

Recevoir des shiatsu régulièrement donne globalement plus de flexibilité, d’endurance, et un sentiment d’être à la fois enraciné et léger. Recevoir des shiatsu permet également de soutenir le lien corps/esprit, ce qui est aussi, je crois, un des objectifs de l’Aïkido.

Et qu’est-ce que le Shiatsu peut apporter aux pratiquants d’Aïkido en tant que tori (donneur en Shiatsu) ?

Apprendre le Shiatsu quand on pratique l’Aïkido permet, selon moi, de mieux saisir la notion d’amplitude articulaire par le travail des mobilisations passives utilisées lors de l’application du shiatsu. Cette pratique amène une observation directe de la capacité articulaire des membres, de la souplesse ligamentaire, observations pouvant être utilisées par la suite pour l’exécution de techniques de clé en Aïkido.

Pratiquer le Shiatsu permet également de développer une plus grande dextérité à percevoir la localisation des points d’énergie. Les mêmes points (tsubo) sont utilisés lors de l’application de certaines techniques d’Aïkido, tels les atémis et l’utilisation des points de pressions pour soumettre l’adversaire.

La pratique du Shiatsu comme prévention des blessures de l’entraînement – (C) S. Crommelynck

Comment vois-tu l’approche des atémis ou des points douloureux dans la pratique par rapport à ta propre expérience ?

Il semble que l’origine de la connaissance des points de pression douloureux ait été développée en expérimentant sur des prisonniers de guerre. Par la suite, ces mêmes connaissances furent utilisées pour soigner et guérir. Il est quand même fascinant de réaliser que le même geste peut être destructeur lorsqu’il est mal utilisé et, dans les mains de quelqu’un de bienveillant, peut devenir curatif et bénéfique.

Pratiquer le Shiatsu, permettra à l’aïkidoka de comprendre comment l’organisme fonctionne, ses forces, ses faiblesses, les mécanismes qui régissent les mouvements du corps, la respiration, etc., pour pouvoir ensuite, si besoin est, d’utiliser ces connaissances dans un objectif martial. Il y a un nombre important de « tsubo » qui sont situés sur le trajet de terminaisons nerveuses. L’utilisation martiale de ces points permet d’utiliser, en combat, un minimum de force afin de désorienter ou paralyser un adversaire potentiel.

On rejoint là des antagonismes (mais complémentaires) souvent cités dans la pratique martiale comme Yin/Yang, Omote/Ura et les aspects Kyo/Jitsu en Shiatsu?

Tout à fait. En Kendo on parle d’attaquer l’adversaire quand celui-ci est kyo, quand il est déconcentré, en déséquilibre, déconnecté. Donc en Kendo, l’état kyo est utilisé afin de vaincre l’adversaire. En Shiatsu, l’aspect kyo est aussi recherché, mais dans le but de soutenir le receveur, lui permettre de retrouver son équilibre.

L’énergie utilisée en Shiatsu sera donc identique à celle utilisée par l’Aïkidoka?

Pour faire un parallèle, c’est en utilisant l’énergie de son ennemi que l’aïkidoka cherche à neutraliser la menace, à rétablir l’équilibre et la paix. C’est la même chose en Shiatsu. En utilisant l’énergie que le receveur exprime par son débalancement, le thérapeute en Shiatsu cherche à accueillir celui-ci et rétablir ainsi l’équilibre et l’harmonie.
Le Shiatsu est similaire à l’Aïkido au sens où les deux disciplines s’efforcent de ressentir et rediriger le Ki. En Shiatsu, c’est le Ki présent dans la circulation énergétique des méridiens ; pour l’aïkidoka, c’est le Ki présent dans le mouvement de l’attaquant. Pour moi, c’est le même Ki qui active le mouvement dans les méridiens, que celui qui permet l’impulsion du mouvement dans le membre de l’attaquant. Ressentir le Ki, c’est être à l’écoute du mouvement, qu’il soit thérapeutique ou martial.

Un autre aspect qui, selon moi, fait écho entre la pratique martiale et le Shiatsu, c’est que dans l’un comme dans l’autre, il arrive un moment où il n’y a plus de place pour la fourberie ou le mensonge. Je m’explique : dans la pratique martiale véritable, si une technique est plus ou moins efficace, elle pourra possiblement fonctionner dans le cadre d’un entraînement amical, mais sera invalidée lors d’un vrai combat, ceci bien souvent, au détriment du combattant qui l’utilise.
Il en va de même dans la pratique du Shiatsu. Il est possible de faire du Shiatsu de détente en employant des techniques agréables, mais plus ou moins efficaces, en ne comprenant pas trop ce qui se produit. Il sera même possible de procurer un état de bien-être et une détente bienfaisante. Le vrai test se présente quand on doit intervenir pour vrai, faire face à une condition thérapeutique qui demande une intervention minutieuse et adéquate. Ici, c’est l’amélioration de la condition de la personne qui consulte qui est la confirmation de la valeur du thérapeute. Il y a très peu de place pour l’à peu près. Tout comme dans un combat, c’est ma capacité à gérer la situation avec aplomb et savoir-faire qui sera garante de la conclusion des évènements. C’est un aspect à considérer.

Utilisation du hara dans tous les mouvements – (C) S. Vien

Tu parlais du Hara un peu plus tôt et effectivement, c’est un des éléments utilisés dans les deux arts. Quelles sont les complémentarités ?

Je crois que l’aïkidoka a beaucoup à gagner de l’étude du Shiatsu, que l’on parle simplement de l’étude des points d’atémis, du développement de l’utilisation du hara ou des déplacements près du sol qui soutiennent l’utilisation du hara. En Shiatsu, l’utilisation du hara est moins ample qu’en Aïkido et le travail se fait dans une dynamique plus serrée, dans un espace plus restreint et compact. Les deux études de l’utilisation du hara sont très complémentaires pour quelqu’un qui pratique l’aïkido.

Le temps et l’écoute sont essentiels en Shiatsu. Comment vois-tu cela par rapport aux différents budos ?

La pratique du Shiatsu est également bénéfique afin de développer la notion de « timing », concernant le moment le plus favorable pour bouger ou rester stationnaire. Nourrir ou disperser le méridien sur lequel j’interviens m’enseigne à suivre la réponse du Ki et à agir selon mes perceptions dans l’ici et maintenant. Avec un peu d’imagination, il est facile de voir une similitude entre l’écoute subtile d’une énergie qui s’éveille dans le corps d’un client et la perception tout aussi subtile du geste presque indétectable, d’un adversaire qui s’apprête à charger. Ceci se rapproche du principe de kan, l’intuition qui s’acquiert avec les années de pratique martiale. Les deux applications de cette intuition sont le passage d’un état kyo de vide et de passivité à un état actif et énergique, donc jitsu.

Sentir et utiliser le Ki de la personne, c’est le temps de l’écoute – (C) S. Crommelynck

L’apprentissage de ce type d’écoute subtil que permet le Shiatsu peut, je crois, soutenir le travail de l’intuition en Aïkido. Accroître la perception du moment juste, cette perception raffinée qui permet d’éviter ou d’esquiver une attaque-surprise. Je crois que le Shiatsu et l’Aïkido partagent une culture de la vigilance, culture qui ne peut qu’être bénéfique dans l’application des deux disciplines.

Pour terminer, être donneur ou receveur permet de cultiver le calme et l’harmonie.

Quels sont les méridiens qui devraient être les plus sollicités dans la pratique martiale d’un point de vue physique ?

Tous les méridiens peuvent être sollicités lors de la pratique martiale. Mais physiquement, les trois méridiens Yang de posture qui sont les méridiens de la Vessie, de la Vésicule biliaire et de l’Estomac seront les principaux méridiens actifs dans l’utilisation du corps lors de la pratique martiale. Ces trois méridiens stabilisent et mobilisent la posture dès qu’il y a un mouvement : vers l’avant la Vessie, sur les côtés la Vésicule biliaire et vers l’arrière l’Estomac. Faire les makko-ho est une bonne façon d’entretenir la souplesse et la capacité réactive de ces méridiens.

Et du point de vue mental ?

Mentalement, chaque méridien participe à sa façon à la progression et à l’évolution de la pratique martiale. Par exemple, le méridien du Foie participe à la capacité de se motiver, de s’affirmer, d’organiser sa vie en fonction de soutenir ses aspirations afin de réaliser pleinement notre potentiel.
Le méridien du Rein permettra de garder la volonté nécessaire afin de conserver la motivation attribuée à l’énergie du Foie. L’énergie du Rein aide le foie à rester concentré sur les objectifs qu’il s’est fixé. L‘énergie du Rein fait en sorte de garder une direction stable ou, selon les circonstances, de s’adapter aux événements afin de faciliter le cheminement nécessaire, « Be water my friend» !

Chaque méridien sera donc spécifique à une situation ou à un mouvement ?

Exactement. Chaque méridien aura un rôle précis à jouer durant l’évolution d’une « carrière martiale, d’une vie, d’un combat ».  Les méridiens sont de l’information qui change selon les besoins et les circonstances.

Pour aborder ta question à propos des méridiens sous un autre angle, je crois que la pratique martiale maintient les méridiens en santé en soutenant la libre circulation du Ki le long de leurs parcours. Quand l’énergie circule librement, nous nous sentons vivants, présents mentalement et physiquement. N’est-ce pas un effet également ressenti lors de la pratique martiale ?

Dans ton enseignement, tu parles souvent de la Kiologie. Peux-tu nous expliquer en quoi cela consiste ?

Pendant longtemps, mes deux centres d’intérêt dans ma pratique du Shiatsu ont été la pratique elle-même et la lecture du visage. En poursuivant mes études de la lecture du visage, j’ai découvert le livre de Jean Haner, « Wisdom of your face », et j’ai été emballé par la direction de son travail. Contrairement à plusieurs auteurs sur le sujet, Haner n’utilisait pas la lecture du visage pour chercher ce qui n’allait pas, elle lisait le visage pour déterminer le potentiel inné de la personne. Cette façon de travailler rejoint l’idée en MTC du jing, qui est notre énergie ancestrale ou notre potentiel inné. J’ai tout de suite aimé l’idée de soutenir le potentiel d’actualisation présent chez l’autre. Je suis donc parti à New York pour étudier avec elle dans le cadre d’un stage, après quoi j’ai suivi le niveau avancé en Californie à San Diego.

Stéphane Vien expliquant les principes de la Kiologie pendant un séminaire – (C) S. Crommelynck

C’est donc là-bas que tu as perfectionné ton approche personnelle ?

Oui, ayant plus de temps, c’est là où elle nous a enseigné les bases des 9 Ki, outils à la fois simples et très profonds. J’avais une étrange impression d’être déjà familier avec les principes et idées de cette approche. J’ai alors réalisé que j’avais touché les notions du 9 Ki presque 20 ans auparavant, durant ma formation en macrobiotique. Mais à l’époque, je n’étais pas prêt à intégrer ces connaissances dans ma pratique. Depuis, j’utilise assez régulièrement les notions de 9 Ki dans ma pratique du Shiatsu, ce qui me permet de voir dans quel cycle mes clients se trouvent et quels sont les méridiens possiblement en besoin à ce moment précis. C’est souvent très utile afin de cerner rapidement le caractère et les spécificités de la personne qui me consulte. La Kiologie est un outil, pas une vérité absolue ! J’utilise ces informations en sachant très bien que les gens sont beaucoup plus complexes qu’une théorie. Donc, je reste ouvert à être surpris et à ne pas savoir.

La Kiologie était-elle une discipline ancienne ou s’agit-il de ta propre interprétation d’une forme du Yi King ?

Le terme Kiologie vient de l’introduction du livre de Takashi Yoshikawa, « The chinese birthday book », publié en 2007. Le terme est utilisé en première de couverture et par la suite dans l’introduction, puis n’apparaît plus dans le reste du livre. Je n’ai jamais revu cette appellation ailleurs, dans aucun autre livre sur le sujet. J’ai emprunté le terme Kiologie à cette édition parce que je n’étais pas à l’aise avec des appellations comme astrologie des 9 étoiles ou astrologie Feng shui.
Je trouvais que ce n’était pas représentatif de ce que je faisais. Dès que j’ai lu Ki-ology, j’ai perçu que ce mot répondait davantage à ma propre vision de cette approche, c’est-à-dire l’étude des mouvements d’énergie dans le temps et l’impact de ces mouvements sur l’humain. C’était aussi pour moi, une façon de me dissocier de l’enseignement de Jean Haner, non par opposition, mais par respect pour son travail et son enseignement. Elle-même n’utilise pas ces termes, mais parle de symétrie cachée. N’étant pas gradé de son école, je ne voulais pas utiliser son nom pour faire connaître mon travail.

Jean Haner et Stéphane Vien – (C) S. Vien

Les nombres sont donc la partie la plus importante dans la Kiologie ?

En Kiologie, chaque nombre (qui, en passant, est une référence et n’a pas une valeur propre, comme c’est le cas en numérologie) est relié à un élément et à un des huit trigrammes du Yi King. Chacun de ces trigrammes possède à son tour des qualités, des résonnances avec la nature et l’humain. Par exemple, le Feu représente la conscience, ce qui est impulsif et dynamique au point d’en être parfois dérangeant. Chaque trigramme possède des applications philosophiques, médicales, cosmologiques. Les trigrammes correspondent également, chacun à leur façon, à un membre de la « petite famille » des trigrammes. Il y a la mère, le père, les trois filles et les trois fils. Par l’utilisation d’un processus assez simple, il est possible de savoir comment chacun de ces trigrammes s’applique à notre propre caractère et même jusqu’à un certain point, à notre destinée. Un des outils importants de ce processus est l’utilisation du carré magique qui permet l’emploi des 5 éléments, et de mouvements codifiés dans le temps, afin de déterminer les influences en jeu, selon l’époque ou le moment concerné.

Tes ateliers sont toujours très intéressants et lors des dernières éditions tu y parles souvent de “posture”. Peux-tu détailler ce que ce terme apporte dans ta pratique et dans ta recherche ?

Le travail de la posture est un aspect qui était très cher à Pauline Sasaki et c’est grâce à elle qu’il y a plus de vingt ans j’ai été initié à l’importance de la posture et de l’attitude juste lors de la pratique du Shiatsu. Nous étions au Zen-Do, monastère Zen dans l’état de New York. Il y avait méditation à 5:30 tous les matins, travail de la posture durant les Shiatsu et en cours de journée également.

C’étaient des moments magiques pendant lesquels Pauline avait le don de nous faire comprendre comment l’esprit et le corps ne font qu’un.  Elle fut la première personne à m’avoir parlé de la Technique Alexander. Il était clair pour elle qu’une bonne posture est indispensable afin de devenir sensible aux dimensions énergétiques plus subtiles.
Un dicton que j’aime bien dit que « l’on ne peut amener quelqu’un là où l’on n’a pas été soi-même ». Pauline m’a bien fait comprendre qu’il est contradictoire, voir futile, lors d’une séance de Shiatsu, de vouloir soutenir un mouvement fluide de l’énergie chez nos receveurs alors que notre propre posture est fautive et que celle-ci entrave par le fait même la libre circulation du Ki en nous.

D’autres maîtres t’ont-ils enseigné spécifiquement l’importance de la posture ?

Ohashi sensei disait souvent que la pratique du Shiatsu doit avant tout être une activité bénéfique et agréable pour soi. La preuve en est que de regarder Ohashi sensei offrir un shiatsu est une expérience remarquable, c’est un peu comme assister à une cérémonie du thé ou une présentation de théâtre No. Il a dans sa façon de bouger et de se déplacer une économie du geste et une harmonie du mouvement qui demeure encore aujourd’hui pour moi un modèle à cultiver.

Quoi qu’il en soit, je crois que prendre soin de sa posture et de son attitude sont des  premiers pas essentiels afin d’être bien soi-même et ensuite transmettre ce bien-être à nos receveurs.

Un autre aspect positif du travail de la posture est que le fait de reprendre fréquemment contact avec celle-ci me permet de revenir constamment au moment présent. De cette façon, la pratique du Shiatsu devient un formidable outil afin de développer l’observateur en soi et ensuite utiliser cette même habileté dans d’autres domaines comme par exemple la pratique de l’Aïkido.

Je crois également que le fait de prendre soin de ma posture quotidiennement m’assurera à long terme la capacité de pratiquer le Shiatsu encore longtemps, et ceci, en bonne condition.

Conserver une posture juste à tous moments, la clé d’un bon shiatsu – (C) S. Crommelynck

Comment vois-tu ton avenir ?

Ça fait maintenant 35 ans (NDR : en 2017 lors de cette interview. Aujourd’hui 40 ans) que je suis dans le milieu du Shiatsu et des médecines alternatives. J’ai encore le feu sacré, et, même si ça fait cliché, je me sens souvent comme un débutant. Le Bois en moi est parfois frustré de ne pas en savoir plus, d’avoir l’impression qu’il y a tant de choses que je ne sais pas encore. Le fait de vieillir me donne aussi l’impression que le temps va me manquer, que, comme le dit la chanson : « Je n’aurai pas le temps, pas le temps ! »

Depuis que j’enseigne en Europe, je ressens encore davantage la responsabilité de bien transmettre ce qui m’a été enseigné et ce que j’ai reçu de mes professeurs. Je crois que le Shiatsu est l’une des réponses aux besoins de la société actuelle, ceci à bien des niveaux : physique, mental et émotionnel. Les valeurs et la philosophie du Shiatsu ont beaucoup à offrir à l’homme d’aujourd’hui, stressé et en manque de direction. Parlant de vieillissement, je suis reconnaissant de faire du Shiatsu depuis tant d’années. À 55 ans, je conserve une bonne souplesse physique et mentale ! Mon corps est encore mon allié et c’est en grande partie, je crois, grâce à ma pratique quotidienne du Shiatsu. La pratique et l’enseignement du Shiatsu ont aussi fait en sorte que j’ai rencontré l’amour, des amitiés solides et que ça m’a permis, enfin je l’espère, d’être un meilleur père et un meilleur être humain.

Enseigner, c’est apprendre et j’ai appris énormément au cours des 25 dernières années, autant sur le plan humain que sur la pratique du shiatsu lui-même. Par exemple l’une des écoles où  j’ai enseigné de nombreuses années avait une approche très biomécanique du massage. Cette exigence à l’époque m’a obligé à développer une approche de l’enseignement du Shiatsu ayant de solides bases anatomiques et physiologiques. Avec le recul, ça été très bénéfique, car ça m’a donné des outils afin de transmette le Shiatsu, autant dans ses aspects « énergétique et philosophique » que dans ses aspects plus « physiologiques et biomécanique ».

Durant ces années d’enseignement continu, je me suis énormément impliqué à faire connaître le Shiatsu au Québec et je suis très heureux de l’impact positif que ce travail a pu avoir auprès des praticiens et thérapeutes qui se sont formés dans mes classes.

En ce qui concerne mon futur immédiat, j’ai l’intention de nourrir les échanges entre le Québec et les pays de la grande Francophonie où le Shiatsu est enseigné et pratiqué. Il y a déjà un mouvement d’amorce dans ce sens entre le Québec, la Belgique, la Bretagne et la France. C’est mon souhait que les stages accueillants des professeurs étrangers soient de plus en plus fréquents entre « nos communautés de Shiatsu », ceci  afin de  soutenir et consolider la pratique de celui-ci, ici au Québec. À un niveau plus personnel, je suis au prélude de l’écriture d’un livre concernant la pratique du Shiatsu pour le grand public. Ce projet et les stages à l’étranger risquent d’occuper la majeure partie de mon temps pour les prochains mois.

Un grand merci, Stéphane !

Merci à toi !

Les deux Stéphane, à gauche Stéphane Crommelynck et à droite Stéphane Vien – (C) ?

Stéphane Crommelynck
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