Le Shiatsu peut parfois accompagner une personne dès l’enfance et devenir sa Voie que bien plus tard à l’âge adulte. C’est là toute l’histoire personnelle de Toshi Ichikawa. Enseignant aujourd’hui le Toshiatsu à Paris, il est l’un des maîtres qui touche par sa simplicité, ses connaissances livresques tant en japonais qu’en français et la douceur avec laquelle il s’exprime. Je l’ai découvert la première fois grâce au documentaire « La Voie du Shiatsu ». Puis je suis allé le voir dans son cabinet où trône une bibliothèque bien remplie. Pendant plusieurs heures, nous avons échangé sur de nombreux sujets. Voici son histoire, son parcours, sa vision du Shiatsu.
Ivan Bel : Bonjour sensei, merci de me recevoir dans votre magnifique cabinet. Avant même de commencer cette interview, je peux déjà dire que j’adore votre bibliothèque. Pour commencer, pourriez-vous me dire où vous êtes né et me parler de vos origines familiales ?
Toshi Ichikawa : Oui, je suis né le 4 octobre 1961 à Tokyo, dans le quartier de Nakano, à Tokyo. Mon père, Satoshi (慧) était gendarme et ma mère, Eiko (栄子), femme au foyer. Ils sont tous les deux nés dans la préfecture de Yamanashi. Ils se sont rencontrés par l’intermédiaire d’un mariage arrangé et se sont ensuite installés à Tokyo pour y travailler.
On habitait un appartement dans un quartier réservé exclusivement à la gendarmerie, le quartier de Kakoi-Chô, près du Commissariat de Police de Nakano. J’ai grandi dans ce quartier jusqu’à l’âge de 10 ans. Après nous avons déménagé à la campagne autour de Tokyo, à Hachiôji (八王子), près de la montagne sacrée de Takaô-San (高尾山). Par rapport à ce que vous connaissez ici, ce n’était pas vraiment la campagne, car Tokyo est une très grande ville et sa banlieue est extrêmement étendue. Ma famille était assez typique des années 60. Nous étions en plein boom économique au Japon, tout le monde travaillait dur et il y avait beaucoup d’espoir en une vie meilleure. Je me souviens quand j’étais petit de l’arrivée de la première machine à laver. C’était une révolution, même s’il fallait transvaser ensuite le linge propre dans une essoreuse à la main. La télévision était déjà là, la voiture, bref, nous étions vraiment focalisés sur la richesse.
Du coup, on ne peut pas dire que votre famille était vraiment traditionnelle.
En partie, si. Mon grand-père et ma grand-mère du côté paternel habitaient à Yamanashi, près du mont Fuji, et vivaient dans un vrai milieu agricole, très traditionnel. Quand j’étais petit, mon père m’a laissé là-bas à chaque vacance. J’ai passé des moments formidables avec mon grand père et ma grand-mère. Dans cet environnement campagnard et agricole, le temps passait plus lentement, plus ancré dans la nature. J’adorais cette sortie régulière. Donc j’ai aussi hérité de cet aspect-là. Mais comme vous le savez, même dans les familles modernes à Tokyo, on vit à la japonaise, avec de nombreuses habitudes comme vivre au sol, plier et déplier le futon chaque jour, etc.
Quel est votre premier souvenir de Shiatsu ?
Mon premier souvenir de Shiatsu remonte aux soirées familiales, quotidiennes, au cours desquelles ma mère intervenait auprès de mon père. J’avais 5 ou 6 ans. Mon père était à cette époque-là motard de la police, mais il marchait aussi beaucoup et faisait notamment des rondes de nuit tous les trois jours. Cela lui causait d’importants problèmes chroniques au niveau du dos. Il avait toujours mal à son dos. Aussi à chaque fois qu’il rentrait à la maison, avec ma mère on lui prodiguait des soins en famille. Moi, je lui massais les pieds avec mes petits pieds. Ma mère faisait ensuite des moxas, avec de l’ail et du gingembre.
Vous savez, à cette époque Tokujiro Namikoshi a fait connaître le Shiatsu au public japonais. Mes parents le suivaient régulièrement à son émission de télé. Il parlait des choses de la vie quotidienne, des douleurs qui arrivaient et comment les traiter en Shiatsu.
Namikoshi avait une émission de télé ? Je ne le savais pas, c’est intéressant. Mais dites-moi, qu’avez-vous fait comme études après le secondaire ?
J’ai étudié l’économie internationale. Cela m’a donné l’espoir de pouvoir, un jour, sortir du Japon. En fait, j’étais fan de cinéma et de littérature étrangère. Ça m’a permis de développer mon intérêt pour les autres cultures à travers le monde. Et j’ai commencé à rêver de quitter mon pays.
Est-ce à ce moment-là que vous décidez de devenir praticien ?
Depuis l’enfance, je donnais régulièrement des séances de Shiatsu autour de moi, aux membres de la famille, aux amis, aux camarades de classe, aux personnes qui en avaient besoin, etc. Naturellement, j’ai commencé à gagner des sous comme ça, mais je n’ai jamais imaginé devenir professionnel. Le Shiatsu est resté ma passion pendant longtemps et pourtant je ne pensais pas en faire mon métier.
Au lycée j’étais dans un club de cinéma et je faisais également partie d’une équipe de football américain. À l’université, en plus du club de cinéma j’ai fréquenté un club de théâtre. Le théâtre m’intéressait beaucoup à ce moment-là, car c’est un parfait croisement entre le monde de la littérature et celui de la recherche du mouvement, du développement du corps physique en tant qu’acteur. Je pensais d’ailleurs devenir acteur de théâtre. J’étais entouré de gens de théâtre, du cinéma et de toutes sortes d’artistes. Dans les années 70, on expérimentait beaucoup artistiquement. Je faisais de l’expression corporelle d’avant-garde, de la création théâtrale. Notre création était très influencée par le travail de Jūrō Kara[i], Shūji Terayama[ii]] et la danse Būto[iii]. J’adorais tester et expérimenter mon corps. Ce travail m’a permis de développer mon corps, ce qui me fut très utile par la suite.
Et qu’est devenue cette envie de partir du pays ?
Alors que mes études me préparaient à devenir un « salary man », je vivais dans un autre monde. Finalement, je suis devenu employé dans une société, mais elle fut en faillite au bout d’un an. Cela m’a beaucoup soulagé, car je n’étais clairement pas fait pour cela (rires). J’ai ensuite vécu de petits boulots et après plusieurs années, j’avais économisé assez pour réaliser mon rêve, c’est-à-dire vivre à l’étranger ! Mais attention : je voulais résider quelque part, pas voyager ! J’ai parlé de mon projet d’aller habiter un pays occidental, et je me souviens que tout le monde me donnait des avis négatifs.
Ayant envie de voir l’Asie, je suis parti en Asie du Sud-Est puis en Inde. Ensuite, je suis allé aux États-Unis, plus exactement à New York, car il y avait beaucoup d’artistes japonais et que je connaissais bien ce milieu. J’avais 27 ans, nous étions en 1988. J’y suis resté pendant deux années qui m’ont complètement changé. Mais je ne vous ai pas dit que mon second rêve était de devenir photographe professionnel. C’est pourquoi j’ai commencé à travailler comme assistant dans un studio commercial, puis je suis devenu photographe indépendant.
A New-York, c’est fantastique! Je comprends que cela vous ait changé. Mais si vous êtes devenu photographe, avez-vous arrêté de pratiquer le Shiatsu ?
Non je n’ai pas arrêté mais ce n’était pas encore mon métier principal. J’appliquais ce que j’avais appris depuis mon enfance. En fait, je l’avais toujours pratiqué auprès des artistes, ou chez moi auprès de mes amis, ou dans la famille. Donc en réalité, je n’ai jamais arrêté le Shiatsu.
Avez-vous croisé Ohashi senseï à New York ?
Alors, justement… je me suis dit qu’il fallait que j’apprenne mieux la technique Shiatsu, aussi je suis allé au centre d’Ohashi. J’ai été vraiment impressionné par le centre de formation, très luxueux, et quand j’ai vu le prix, j’ai fait demi-tour (rires).
Que s’est-il passé ensuite ?
A New York, j’ai rencontré une française. Nous avons quitté New York pour aller vivre au Japon, car elle était passionnée par ce pays. J’étais toujours photographe indépendant. Je continuais toutefois toujours à donner du Shiatsu. Pour commencer une formation sérieuse, je suis allé au cours privé de Susumu Kimura senseï, qui est toujours vivant d’ailleurs. Je l’ai trouvé par hasard sur une petite annonce qui parlait du Kimura Institute à Sasazuka, Tokyo, et comme ce n’était pas loin de chez moi, j’ai commencé à y aller. Nous étions parfois 2 ou 3 personnes, pas plus, c’était presque un cours privé. J’ai beaucoup aimé ce cours et surtout sa personnalité. Pour moi, ce fut la première rencontre avec un maître de Shiatsu.
Monsieur Kimura est un homme très spirituel. Il devait amener une belle dimension à son Shiatsu, non ?
Oui, on faisait beaucoup de méditation et un travail approfondi sur la respiration. Pour ma part j’étais méfiant à l’époque de tout ce qui concernait la spiritualité ; je n’étais pas prêt. Heureusement, il était très humain et efficace dans sa manière de pratiquer le Shiatsu. Pour moi ce fut la véritable insertion dans le monde du Shiatsu professionnel.
Parallèlement, en travaillant beaucoup en tant que photographe, je sentais que mon corps commençait à s’user. Vous savez, je n’ai pas une grosse constitution et je n’ai pas pratiqué les arts martiaux pour me renforcer. Mon père, comme tous les policiers, faisait du kendo. Quand j’étais petit, en face de notre appartement, il y avait un poste de police et juste derrière un dojo. Les enfants du quartier allaient là pour s’entraîner. J’avais essayé, mais j’ai arrêté au bout de trois mois. Donc pas de formation martiale du corps.
Par contre, j’étais attiré par les disciplines énergétiques orientales. Un jour en marchant, j’ai vu un petit dojo avec une grande calligraphie. Un monsieur enseignait là le Qi gong (ndr : Kiko en japonais). J’ai discuté avec lui et il m’a raconté sa vie, notamment qu’il avait eu un cancer. Il avait eu plusieurs opérations qui n’ont pas marché. Alors, il avait abandonné le côté médical et s’était mis à chercher un centre de soin de Qi gong médical en Chine où il s’était soigné. C’est là qu’il avait appris la technique. Il venait tout juste d’ouvrir son dojo et j’étais presque son premier et souvent seul élève. Je suis resté deux ans avec lui, et là, j’ai découvert un vrai travail énergétique. Et puis le Qi gong thérapeutique c’est un réel travail de la profondeur qui nécessite d’aller au fond de soi. J’ai commencé alors à donner des soins en sa présence.
Parallèlement, je suis rentré dans un groupe de méthode traditionnelle sur le sujet de la respiration du Tanden. Cette méthode s’appelait « Tanden Kokyuho » (littéralement : « méthode de respiration du Tanden »). C’est un des arts de « bien-être à la japonaise ». Ça vient à l’origine de la tradition Zen. À une certaine époque au Japon, dans les années 1920 et 30, il y avait beaucoup d’adeptes de cette méthode, notamment des célébrités du spectacle, de la classe politique et des affaires.
Enfin, j’y ai ajouté l’étude du Seitai de Haruchika Noguchi[iv] et du Sotai-Hō de Keizo Hashimoto[v] qui était déjà bien connu. Puis je pratiquais tout le temps les Mako-Hō pour mon problème de dos.
Haruchika Noguchi Keizo Hashimoto
Quand on fait la liste de tout ce que vous avez étudié, on peut dire que c’est un apprentissage de fond que vous réalisez à ce moment-là.
Oui, mais je cherchais surtout à sortir de mon état physique et psychologique qui n’étaient pas satisfaisant pour moi. Tous ces exercices, tout ce travail de longue haleine que je faisais à cette époque de ma vie m’ont énormément nourri. Et maintenant, en France, ma passion est de partager ces méthodes de « bien-être à la Japonaise » aux Occidentaux.
Comment êtes-vous revenu en France ?
Je suis venu en France en 1998 avec ma famille. Je suis devenu photographe. En même temps, j’ai commencé à apprendre le Shiatsu avec Mme Danielle Iwahara-Chevillon [vi] qui était enseignante pour la FFST. Ce fut mes secondes études de Shiatsu. Elle était une des disciples de Shizuto Masunaga comme Monsieur Kimura.
Excusez-moi, mais c’est une histoire amusante de se dire qu’un japonais a été formé par une Française !
Oui, la boucle est bouclée comme on dit, mais j’ai senti que c’est tout à fait normal que j’apprenne avec quelqu’un qui maîtrisait le sujet, non ?
Oui tout à fait, vous avez raison. Et là, à Paris, vous vous installez en tant que praticien ?
Non, pas encore (éclats de rires).
Quoi ? Mais c’est incroyable votre histoire !
Ce n’était toujours pas mon plus grand but à ce moment-là, je voulais toujours devenir un grand photographe ! Mais il est vrai que le Shiatsu prenait de plus en plus d’importance dans ma vie. Je faisais des séances à domicile, mais toujours parallèlement à mon activité de photographe.
Je sentais surtout que j’avais encore besoin d’apprendre la voie de Shiatsu. J’ai alors suivi M. Yasutaka Hanamura [vii] qui vivait à Paris et je l’ai suivi pendant deux ans. C’était un homme très intéressant, qui n’appartenait à aucun groupe ni fédération. Il faisait son propre enseignement dans son appartement du 13ème arrondissement de Paris et il y avait beaucoup de monde dans son salon. Le cours de week-end chez lui est toujours finissait toujours par un dîner le dimanche soir, et cela, dans une ambiance japonaise typique.
C’était un artiste, il pratiquait la musique classique, connaissait bien les arts européens et avait une très grande connaissance de la culture pour tous les sujets qui concernait l’Orient et l’Occident. Sa pratique était très douce, à l’opposé de ce qu’on trouve au Japon. Pourtant, il s’occupait de gens présentant des maladies très graves, comme des cancers. Il restait immobile, écoutait beaucoup, utilisait des visualisations. Il écoutait le corps de son patient, mais aussi le sien pour voir les interactions, les répercussions en lui. Il était un maître étonnant et passionnant.
Yasutaka était aussi un des disciples de Shizuto Masunaga. Un jour nous étions ensemble au Japon. Il m’a amené au centre Iokaï à Tokyo, dans le quartier de Ueno, car j’étais son seul étudiant japonais à l’époque. Il commençait à me considérer comme son disciple, alors j’ai rencontré beaucoup de gens sur place.
C’est à ce moment-là que j’ai commencé à lire des livres de Masunaga en japonais dans le texte, notamment un petit livre qui était comme un journal de bord de ses traitements. D’ailleurs, Shizuto Masunaga a écrit beaucoup de livres et tous ne sont pas encore traduits, vous savez ? En me voyant lire ce livre, Yasutaka sensei me demanda ce que c’était et comme j’étais très enthousiaste de ce que je lisais sur les traitements de Masunaga, il eut envie de le traduire en français. C’est ainsi que, plus tard, vous avez eu la version française sous le titre de « Les 100 récits du traitement » [viii].
Merci pour cette précision, car c’est une petite histoire qui fait partie de la grande histoire du Shiatsu et nous permet de mieux comprendre ce qui s’est passé. Et ensuite, quand vous êtes-vous installé en tant que praticien ?
Je poursuivais ainsi mon apprentissage aux côtés de Yasutaka sensei, surtout la Voie du Zen Shiatsu, le Shiatsu de Shizuto Masunaga. Mais ma vie en tant que photographe devenait de plus en plus alimentaire, et au bout d’un moment ma passion pour le Shiatsu a commencé à prendre le dessus. Alors je commençais à penser que le Shiatsu pouvait finalement être ma voie. J’ai commencé à lire davantage de livres de Masunaga. J’ai trouvé que sa vision du Shiatsu correspondait bien à ma vie. Je ne l’ai jamais rencontré hélas, il est décédé trop tôt. Mais grâce à lui, le Shiatsu s’est révélé comme la Voie à suivre.
Un jour une amie me conseilla alors de contacter un praticien japonais installé ici depuis longtemps à Paris, M. Hiroaki Izumo [ix]. Je le rencontrai. Il avait envie d’arrêter son activité et de transmettre son cabinet à côté de Montparnasse ainsi que sa clientèle. Ce fut pour moi une chance inouïe. Alors, on a commencé par discuter et faire beaucoup d’échanges. Du coup, cela s’est passé petit à petit, et j’ai eu du monde au bout d’un an.
Quand avez-vous commencé à donner des cours ?
Ça, c’est une autre histoire. C’est grâce à une de mes enseignantes de Shiatsu, Mme Chevillon, qui m’a demandé de l’aider dans son enseignement. Alors, je suis devenu son assistant. J’ai commencé à enseigner au public français et ai trouvé cela passionnant. À ce moment-là, j’ai vraiment trouvé ma place dans ce pays, mon rôle, et depuis c’est devenu ma voie. Après cette expérience d’assistant, en 2010 j’ai décidé de créer ma propre école de Shiatsu.
Hé bien, quelle vie ! Mais une vie riche, intéressante, car finalement entre l’Asie, les États-Unis et l’Europe vous avez appris et vécu plein de choses, appris comment les Occidentaux fonctionnent, rencontré des maîtres et des praticiens de renoms, passé bien des épreuves…
Oui. J’ai eu de la chance, et c’est aussi grâce à toutes les personnes que j’ai croisé dans ma vie.
Est-ce que vous enseignez exactement ce que vous avez appris ?
J’ai beaucoup appris de mes enseignants. Et aussi j’ai beaucoup appris par moi-même. En donnant le Shiatsu, en suivant mes patients, en cherchant au plus profond de moi, en lisant et en croisant avec les disciplines entre elles, etc. Aujourd’hui tout ce que j’ai appris, tout ce que je suis en train d’apprendre, je voudrais le partager avec les autres. C’est pour cela que mon style s’appelle ToShiatsu pour exprimer une forme de Shiatsu qui me corresponde.
Votre école porte le nom de « Do-In ». Pourquoi ?
Pour moi, c’est très naturel d’associer « Do-In » et « Shiatsu ». Les deux se correspondent très bien. Selon moi on ne peut pas les dissocier, c’est comme Yin et Yang.
La pratique du Shiatsu demande beaucoup d’autocontrôle et soins réalisés sur soi-même. On doit être un modèle pour nos patients. J’utilise ces mots de « Do-In » dans le sens plus large comme « travaux énergétiques orientaux à faire par soi-même ».
Ma façon de faire pourrait se définir ainsi : d’abord la respiration du tanden ! Je joue du Shakuhachi (尺八) [x] qui est une flûte japonaise traditionnelle. C’est un instrument utilisé par les moines Zen. Cet instrument nécessite de trouver son souffle et son placement de corps à chaque instant, c’est donc un très bon exercice.
Je trouve que la notion de tanden est un des sujets les plus importants qui soit dans la pratique corporelle japonaise, cela doit être un sujet central de l’apprentissage du Shiatsu. Dans mon stage de « 腹と腰 – Hara to Koshi » (Ventre et Hanche), j’essaie de partager cette recherche du tanden dans la culture japonaise pour la pratique de Shiatsu, jusqu’à ce que le mouvement devienne beau. C’est important la beauté dans le Shiatsu.
J’aime beaucoup cette idée de la beauté dans le mouvement. Parlez-m’en un peu plus. En quoi est-ce important que le Shiatsu devienne beau ?
Parce que « la beauté » change la qualité de l’énergie. C’est comme si la beauté pouvait changer une vie. Je ne parle pas que de la beauté artistique, mais aussi de la beauté de la nature, du vivant : un cours d’eau, un arbre, une montagne. Pour moi cela mène à une sorte de changement d’état intérieur, mais ça modifie aussi la situation d’un méridien, d’un organe et donc d’une personne. Depuis que j’ai commencé à identifier ce concept de « beauté » dans mes séances, je suis finalement devenu un artiste. Quand j’arrive à créer la beauté dans un séance, je ressens un grand frisson à l’intérieur du corps.
Vous avez beaucoup parlé du tanden. Comment l’abordez-vous ?
Attention, ce n’est pas travailler le ventre qui est si important, même si évidemment c’est important du point de vue anatomique. Mais c’est surtout dans son approche japonaise, car c’est une entité en soi, c’est la personnalité de l’individu, son esprit profond. Du coup, c’est une dimension infinie. Techniquement, émotionnellement, spirituellement, tout passe par là. Ce dont je vous parle est le fruit de ma recherche personnelle, quand j’étudiais beaucoup à Tokyo, qui m’a fait comprendre que le tanden est la clé de beaucoup d’aspects de l’être humain.
Lorsque vous êtes dans le silence de la pratique, et que vous posez la main sur le tanden, selon vous, que se passe-t-il à ce moment-là ?
Pour illustrer cela, j’utilise une expression japonaise : Ittai kan (一体感). La traduction en français donne « sensation partagée, sensation de deux corps en un esprit ». En écoutant physiquement la personne, en se connectant à elle, on sent qu’on ne fait qu’un. Par contre si on analyse avec le mental, on sent distinctement la chaleur, la peau, les tensions, mais on ne fait plus l’unité. En revanche, avec l’unité réalisée on peut sentir les problèmes internes de la personne, on peut même les sentir en soi. C’est l’expérience de la non-dualité. Mais on existe pour soi aussi, l’un n’empêche pas l’autre. Être avec l’autre, ne faire qu’un et être soi. Ainsi, on peut accompagner la personne dans la profondeur. Poser la main c’est être un accompagnateur, pas un fournisseur d’énergie. On écoute et cette écoute c’est l’aide dont la personne a besoin la plupart du temps. Il ne faut pas forcément vouloir corriger.
Shizuto Masunaga parle souvent dans ses livres de Genshi kankaku (原始感覚), que l’on peut traduire en français par « sensibilité primitive ». C’est la compréhension que tous les êtres vivants ne peuvent pas être séparés. C’est d’ailleurs une des bases de la philosophie asiatique.
Pour conclure cette interview, une dernière question : comment considérez-vous le Shiatsu ?
Le Shiatsu c’est un chemin. Finalement, à travers l’autre on cherche toujours à savoir qui on est. C’est vrai à chaque instant, chaque jour, chaque année de la vie. C’est une recherche intérieure qui passe par le corps à la quête de notre essence : essence physique, essence mentale et essence spirituelle. Si l’on oublie de faire cette recherche, on transforme le Shiatsu en une simple technique. Il faut ne pas se laisser aller et continuer l’écoute intérieure.
Merci beaucoup d’avoir partagé votre parcours et vos souvenirs. J’ai passé un moment très agréable en votre compagnie.
Un grand merci à vous.
Auteur : Ivan BEL
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Notes :
- [i] Kara Jūrō (唐 十郎), de son véritable nom Ōtsuru Yoshihide (大靏 義英) est né le 11 février 1940 à Tokyo. C’est un acteur, un dramaturge et un écrivain japonais.
- [ii] Shūji Terayama (寺山 修司) est né le 10 décembre 1935 à Hirosaki et mort le 4 mai 1983, à 47 ans seulement. Il fut poète, écrivain, dramaturge, chroniqueur sportif (spécialisé dans la boxe et le turf), photographe, scénariste et réalisateur japonais. Durant sa courte vie, il a publié plus de deux cents livres et réalisé environ vingt films.
- [iii] Le butō est une danse née au Japon dans les années 1960. Cette « danse du corps obscur » s’inscrit en rupture avec les arts vivants traditionnels du nô et du kabuki, qui semblaient impuissants à exprimer les problématiques nouvelles des années 60, notamment les bouleversements de société et les crises politiques.
- [iv] Haruchika Noguchi (1911-1976) est l’inventeur du Seitai, une médecine non conventionnelle fondée sur les capacités d’auto-guérison du corps humain.
- [v] Sotai ou Sotai-hō (操 体 法 Sōtai-hō) est une forme japonaise de thérapie musculaire ou de mouvement, inventée par Keizo Hashimoto (1897–1993), médecin japonais de Sendai. Le terme So-tai (体) est en réalité l’opposé du mot japonais pour exercice (Tai-so). Le Dr Hashimoto a conçu le Sotai comme un antidote aux exercices puissants et réglementés du Japon, que tout le monde pouvait pratiquer facilement pour rétablir l’équilibre et la santé.
- [vi] Danielle Iwahara-Chevillon fut l’élève de Shizuto Masunaga pendant trois ans au Japon où elle vécut de 73 à 80. Elle est l’auteure de « Le Zen Shiatsu et les mouvements intérieurs du corps », éditions Guy Trédaniel, 2009.
- [vii] Yasutaka Hanamura, disciple de Masunaga, est notamment le traducteur en français des ouvrages de Shizuto Masunaga. Il est décédé en décembre 2017.
- [viii] « Les 100 récits du traitement » par Shizuto Masunaga, traduit par Yasutaka Hanamura et Murielle Droux, ed. Le Courrier du livre, 2010,
- [ix] Hiroaki Izumo fut dès les années 70 l’un des pionniers du Shiatsu en France avec Yuichi Kawada, Tsugo Kagotani, Ryotan Tokuda et quelques autres. Il sera l’un des mentors d’Ichikawa et échangera souvent avec lui.
- [x] Le shakuhachi (ou chiba en chinois) est une flûte droite faite d’une pièce de bambou à cinq trous.
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